TALEYRAND. J'ai toujours froid, M. Fouché. J'ai froid même par temps chaud. Je suis né comme ça. ( Il regarde Fouché attentivement.) Et puis, il y a quelque chose de tellement... glaçant chez toi.
Pause.
J'augmenterai le salaire de mes laquais. Ils le méritent.
FOUCHET. Oui, vous ne les gâtez pas, Votre Seigneurie.
Encore une fois, plus près, les sons de « Carmagnola » apparaissent.
Cette chanson vous rappelle quelque chose ?
TALEYRAND. A cette époque, Monsieur Fouché, j'étais en Amérique.
FOUCHET. Bien sûr, j'ai oublié !.. L'Amérique ! On dit que c'est un grand pays et qu'il a un grand avenir. Un jour, tu devras me dire comment vivent les gens en Amérique.
TALEYRAND. Comme en France, à la campagne. Au village, uniquement sans le maître. Les forêts sont plus épaisses et les indigènes sont rouges... et féroces.
FOUCHET. Comment vont les Parisiens maintenant ?
TALEYRAND ( avec un sourire). Je pense que oui. Cela ne vous fait-il pas peur ?
FOUCHET ( souriant légèrement, d'un ton sympathique). Cela vous fait peur, mais pas autant que cela vous fait peur. ( Il revient à table et s'assoit.) Il est difficile, voire impossible, de les contenir.
Talleyrand remplit les verres de champagne, et chacun prend le sien en surveillant son interlocuteur. Talleyrand lève son verre.
TALEYRAND. Pour notre amitié !
Fouché porte le verre à ses lèvres, mais attend que le propriétaire boive pour boire..
FOUCHET ( boit et pose le verre sur la table). Elle est devenue un proverbe.
TALEYRAND ( en soulevant le couvercle en argent sur le plateau). Maintenant, je vais vous le prouver.
FOUCHET ( avec admiration). Pâté d'oie aux truffes !
TALEYRAND. Oui, du Périgord... du pays des Talleyrand. ( Il en coupe un morceau et le met dans une assiette que Fouché lui tend.)
FOUCHET. Prince, tu sais vivre.
TALEYRAND ( se servir du pâté.) Habitude, M. Fouché. La capacité de vivre et la capacité de mourir sont dans notre sang.
Ils mangent en silence.
De combien de temps penses-tu qu'on dispose pour dîner en paix ?
FOUCHET. À peine.
TALEYRAND. Vraiment?
FOUCHET. Juste assez. Une explosion pourrait survenir à tout moment. Je sais ce que ça sent. Il n'y aura aucune cérémonie avec qui que ce soit.
TALEYRAND ( s'essuyant la bouche). Eh bien, disons deux heures. Deux heures pour trouver du courant pour la France.
FOUCHET. N’oubliez pas que ce n’est pas Wellington sous vos fenêtres, mais notre foule. Ils nous détestent, mais maintenant ils attendent le salut...
TALEYRAND. Ce qui ne peut venir que de vous et moi. Nous pensons la même chose, M. Fouché. Si vous le permettez, nous procéderons de là.
Pause.
FOUCHET. Pour arriver à quoi ?
TALEYRAND. Quoi que nous arrivions, nous devrons y aller ensemble.
FOUCHET ( avec une surprise feinte). Qui aurait pensé que tu aurais besoin de ma main ?
TALEYRAND. Tout comme toi, ma tête. ( Il passe le bord de sa paume le long du col.) Depuis qu'elle a survécu.
FOUCHET. En effet, il est grand temps que nous nous entendions.
Talleyrand prend un couteau et coupe le pâté.
TALEYRAND. Encore du pâté ?
FOUCHET ( tendant l'assiette). Ah, prince, à votre table la résistance est inutile.
TALEYRAND ( avec suffisance). Regardez ce qui nous attend ! ( Il ramasse les couvercles argentés les uns après les autres.) Petits pois asperges, parties molles d'artichauts sauce verte... saumon à la royale et filet de perdrix.
FOUCHET. Comment peut-on penser à un changement de régime ! ( Montre une bouteille de champagne.) Et quelle bouteille de champagne !
TALEYRAND. Cadeau du duc de Wellington.
FOUCHET. Vous le buvez bien mieux que le sien. ( Boissons.) Je n'ai pas bu de champagne depuis notre victoire à Waterloo.
TALEYRAND. Qu'avez-vous pensé de Wellington?
FOUCHET. À mon avis, une personne des plus vides.
TALEYRAND. Il est juste imbu de lui-même.
FOUCHET. Et tellement ennuyeux...
TALEYRAND. Meurtrier. Il a eu la chance de gagner à Waterloo. Donnez-vous encore un peu, monsieur le sénateur. Ne soyez pas timide.
Fouché regarde autour de la table avec un regard avide de glouton.
FOUCHET. "Ne soyez pas timide!" Ah, prince, comme cela semble merveilleux, surtout en politique ! Alors, je vais commencer... par le saumon. ( Il met du saumon dans sa bouche, le renifle avec plaisir et commence à manger.) Alors de quoi parlions-nous ?
TALEYRAND. À propos de Waterloo. Les lys royaux y ont refleuri. Maintenant, ils décorent chaque chapeau.
FOUCHET. Fleurs de lys? Ils ne valent rien. En cent jours, ils ont complètement dépéri.
TALEYRAND. Je ne peux pas être d'accord.
FOUCHET. Ce serait étrange si vous étiez d'accord.
Pause.
TALEYRAND ( continuer à manger avec plaisir). Soit nous nous mettrons d'accord cette nuit même, soit nous disparaîtrons tous les deux de la scène. Si nous ne sommes pas du tout emprisonnés, Monsieur le Président du Gouvernement Provisoire.
Fouché continue de manger tranquillement.
Toi et moi avons un atout en main, un pour nous deux, vous le savez très bien.
Pause.
Avez-vous peut-être une idée pour l'avenir de la France ?
FOUCHET. Et pas seul, Monsieur l'Ancien Premier Ministre de Sa Majesté.
TALEYRAND. Pas un seul? Intéressant à entendre !
D'en haut, vous pouvez entendre les sons des instruments de musique accordés au dernier étage..
FOUCHET ( surpris et méfiant). Qu'est-ce que c'est?
TALEYRAND. J'ai engagé un orchestre. Ils répètent le soir après leur représentation à l'Opéra italien. ( Regarde sa montre.) Minuit... c'est à ce moment-là qu'ils arrivent.
FOUCHET. OMS? Orchestre?
TALEYRAND. L'autre jour, je recevrai le général Orlov et le prince Metternich. J'ai pensé que s'ils étaient accueillis avec la musique de leur pays... cela pourrait les gagner en faveur de la France.
Pause.
C'est une valse. Nouvelle danse. Il a fait sensation au Congrès de Vienne.
FOUCHET ( incrédule). L'orchestre passe-t-il la nuit avec vous ?
TALEYRAND ( avec mépris). Demandez à mes laquais. Ils vous le diront.
Ils échangent un long regard.
FOUCHET. La situation n'est pas simple.
Pause.
La Chambre des Députés proclame Napoléon II Empereur...
TALEYRAND ( avec indignation). Fils d'ogre ! Ce n'est pas sérieux.
FOUCHET. ...et sa mère Marie-Louise est la régente, je vous le rappelle.
Pause.
Le saumon est tout simplement incroyable !
TALEYRAND. On me l'apporte du Rhin, de Strasbourg.
FOUCHET. Pensez-y, ils mangent du bœuf bouilli à Wellington !
Pause.
Je suis prêt à admettre que le petit Bonaparte ne peut pas être un concurrent sérieux, mais il n'est pas le seul. Il y a aussi Louis-Philippe d'Orléans.
TALEYRAND ( feignant un frisson). Fils de régicide ! Aies pitié...
FOUCHET ( hypocrite). Tout cela est envahi par le passé.
TALEYRAND. Pas si envahissant, M. Fouché. Le duc d'Orléans attendra pour l'instant. Regardons de plus près.
FOUCHET. Plus proche?
TALEYRAND. Oui... très proche.
FOUCHET ( je vais me gifler sur le front). Personnes! Comment ai-je oublié ? Et bien sûr, les Français.
Le rire moqueur de Talleyrand.
Ne riez pas. Dans l’anarchie actuelle, c’est une république qui est revenue à la raison des extrêmes et s’est débarrassée des illusions qui pourraient devenir une solution.
TALEYRAND. Le Directoire vous manque, Monsieur Fouché ? ( Il regarde sa montre. Pause.) Aujourd'hui, le sept juillet mil huit cent quinze, à minuit et demi, la France est prête à se rendre au premier venu - et jamais son gouvernement n'a été aussi temporaire. Je sais que vous en êtes le chef, Monsieur Fouché, mais qui, au fond, dirigez-vous ? Une horde de députés abasourdis qui ne retrouveront jamais la raison après Waterloo. Si une personne déterminée apparaît demain, elle rampera vers lui sur le ventre. Voilà le danger : un nouveau Bonaparte, par le bas, et plus la dévastation est grande, plus sa puissance sera forte.
Pause.
N'est-il pas plus prudent de choisir nous-mêmes le propriétaire - que nous connaissons et qui a besoin de nous ?
FOUCHET ( souriant). Pour que vous puissiez à nouveau diriger son gouvernement ?
TALEYRAND ( lève son verre). Mais cette fois, vous, Votre Excellence, serez avec moi.
FOUCHET. Quartier dangereux.
TALEYRAND. Mais je serai sous vos yeux. Tu peux me suivre, Fouché. Vous serez à proximité. C'est excitant, tu verras.
FOUCHET. Je n’en doute pas, mais si cela ne vous dérange pas, nous allons mettre ce jeu de côté pour le moment. Il y a des choses plus urgentes.
Pause.
Revenons aux Bourbons.
Pause.
J'ai peur que les gens ne les acceptent plus.
TALEYRAND ( ironiquement). As-tu peur... Vraiment ?
FOUCHET. J'ai dit "J'ai peur"... comme pour me mettre à ta place. Lorsque nous avons facilement coupé la tête du roi et que le ciel ne nous est pas tombé dessus, il s'est avéré que le roi n'était qu'une personne ordinaire. Une autre restauration de la monarchie dans ce pays, après tout ce qui s'y passe depuis un quart de siècle, il me semble que c'est une tâche ingrate et difficile.
TALEYRAND ( sec). Oui, et alors ?
FOUCHET. Et le fait que la monarchie, par la grâce de Dieu, n'existe plus. Ce n’est là qu’une des options possibles – et elle est impopulaire et non viable. Le peuple devra l'imposer. Mais par quelles forces ? « L’armée n’existe plus et la police, même la plus puissante, ne suffira pas à elle seule à réprimer un soulèvement général. » Et puis, pourquoi se cacher ? - Je n'ai aucune envie, Votre Grâce, de tirer sur les gens.
TALEYRAND ( feignant la surprise et l'indignation). Mais quel genre de gouvernement veut tirer sur le peuple, Monsieur Fouché ? Aucun! C’est juste que chaque gouvernement, conscient de sa responsabilité envers le peuple, est parfois contraint de prendre des mesures pour disperser les émeutiers… dans l’intérêt du peuple lui-même.
Cette idée chaudement prêchée selon laquelle un transgresseur de serment peut « cracher » à la face de « l’humanité » si le résultat final de ses trahisons lui apporte un réel bénéfice, apporte un capital politique ; Cette conviction cynique de la primauté de « l’intellect sur la moralité » en politique est inhabituellement caractéristique de l’époque du tournant qui a transféré le pouvoir entre les mains de la bourgeoisie. Et ce qui est le plus caractéristique, c'est la proclamation solennelle et nationale de ce principe et l'admiration non dissimulée pour celui en qui cet idéal s'incarnait le plus pleinement, c'est-à-dire le prince de Talleyrand-Périgord.
Louis XVIII (gravure d'Audouin d'après un dessin de Gros, 1815).
Mais la franchise particulière de ce héros prédateur de Balzac n'était pas caractéristique de tout le monde. Et même ces personnalités politiques bourgeoises qui faisaient de leur mieux pour imiter Talleyrand comme un modèle inaccessible, n'ont cessé de l'injurier dans leur dos, regardant comment ce maestro de la tromperie et le comédien le plus cynique jouait avec brio un tout nouveau rôle pour lui dans le monde. scène. Bien sûr, ceux qui étaient les plus en colère contre sa sereine impudence étaient ses opposants directs, les diplomates des puissances féodales absolutistes, qu'il s'était donné pour priorité de tromper. Ces diplomates ont vu qu'à Vienne, il leur avait habilement arraché leurs propres armes avant qu'ils ne reprennent conscience, et maintenant il les frappait avec ces armes, exigeant au nom du « principe de légitimisme » et au nom du respect de la dynastie « légitime » revenue en France, que non seulement le territoire français restait inviolable, mais que l'Europe centrale retournait complètement à son état pré-révolutionnaire et que donc le roi saxon « légitime » restait avec toutes ses anciennes possessions, qui étaient revendiqué par la Prusse.
Les adversaires de Talleyrand étaient très indignés par le fait que lui, qui jadis avait si vite vendu la monarchie légitime, avait servi la révolution, servi Napoléon, fusillé le duc d'Enghien uniquement pour son origine « légitime », détruit et piétiné sous Napoléon avec ses sept formalités et discours diplomatiques, tout semblant de droits internationaux, toute notion de droits « légitimes » ou autres - maintenant avec le regard le plus serein, avec le front le plus clair, il a déclaré (par exemple, au délégué russe au Congrès de Vienne, Karl Vasilyevich Nesselrod ) : « Vous me parlez d'un accord, je ne peux pas conclure d'accord. Je suis heureux de ne pas pouvoir être aussi libre que vous dans mes actions. Vous êtes guidé par vos intérêts, votre volonté : quant à moi, je suis obligé de suivre des principes, et les principes ne font pas de transactions » (les principes ne transigent pas). Ses adversaires n'en croyaient tout simplement pas leurs oreilles lorsqu'ils entendaient que des discours aussi durs étaient prononcés et que des morales impartiales leur étaient lues par le même prince Talleyrand qui, comme l'écrivait à peu près à la même époque le journal « Le Nain jaune » déjà mentionné, temps - a passé toute sa vie à vendre tous ceux qui l'achetaient. Ni Nesselrode, ni le délégué prussien Humboldt, ni Alexandre ne savaient que même à l'époque même du Congrès de Vienne, lorsque Talleyrand leur donnait de dures leçons de comportement moral, de loyauté envers les principes et de service religieux indéfectible au légitimisme et à la légalité, il recevait un pot-de-vin. du roi saxon cinq millions de francs en or, du duc de Bade - un million ; Ils ne savaient pas non plus que plus tard ils liraient tous dans les mémoires de Chateaubriand que pour sa défense ardente au nom du légitimisme des droits des Bourbons napolitains au trône des Deux-Siciles, Talleyrand reçut alors, à Vienne, du prétendant Ferdinand IV six millions (selon d'autres indications, trois millions sept cent mille) et pour la commodité du transfert d'argent, il fut même si gentil et serviable qu'il envoya son secrétaire personnel Perret à Ferdinand.
Mais même ici, il a agi en matière de pots-de-vin exactement comme sous Napoléon. Il n'a pas commis de pots-de-vin qui iraient à l'encontre des intérêts de la France ou, plus largement, des principaux objectifs diplomatiques qu'il cherchait à atteindre. Mais il recevait en même temps de l'argent de ceux qui étaient personnellement intéressés à ce que ces objectifs soient atteints aussi rapidement et aussi complètement que possible par Talleyrand. Ainsi, la France, par exemple, avait directement intérêt à empêcher la Prusse de s'emparer des possessions du roi saxon, et Talleyrand défendait la Saxe. Mais comme le roi saxon s'y intéressait bien plus que la France, ce roi, pour stimuler la plus grande activité à Talleyrand, lui donna, de son côté, cinq millions. Et Talleyrand les prit. Et, bien sûr, il l'a pris avec la grandeur sobre et gracieuse qui l'a toujours caractérisé, avec laquelle il a accepté un jour, en 1807, un pot-de-vin de ce même roi saxon pour convaincre Napoléon de ne pas prendre la Madone Sixtine et d'autres du Galerie de Dresde, comme s'il s'agissait de tableaux malchanceux qui plaisaient à l'empereur.
Le retour de Napoléon de l'île d'Elbe et la restauration de l'empire prennent Talleyrand complètement par surprise. Récemment (en mai 1933) le livre fantastique de Ferdinand Bak « Le secret de Talleyrand » a été publié à Paris. Ce « secret », révélé uniquement par Buck, est que Talleyrand... a lui-même organisé la fuite de Napoléon de l'île d'Elbe. Je note ici ce livre fantastique d'amateur uniquement comme une curiosité pour prouver que la postérité lointaine continue de considérer Talleyrand capable du plan le plus étonnamment rusé et suffisamment adroit et fort pour mener à bien un tel projet. Inutile de dire qu’il n’y a même pas l’ombre d’une argumentation scientifique dans ce livre.
Wellington (lithographie de Charles Besnier).
Après avoir restauré l'empire en mars 1815, Napoléon fait savoir à Talleyrand qu'il le reprendra au service. Mais Talleyrand resta à Vienne ; il ne croyait ni aux dispositions miséricordieuses de l’empereur (qui ordonna immédiatement la mise sous séquestre de tous les biens du prince dès l’avènement de sa veuve), ni à la force du nouveau règne napoléonien. Le Congrès de Vienne était clos. Waterloo éclate et les Bourbons, et avec eux Talleyrand, reviennent en France. Les circonstances étaient telles qu'il n'était pas encore possible à Louis XVIII de se débarrasser de Talleyrand, qu'il n'aimait pas et qu'il craignait. D'ailleurs : Fouché, duc d'Otrante, dont on disait que si Talleyrand n'avait pas été au monde, il aurait été l'homme le plus fourbe et le plus vicieux de tous les hommes, ce même Fouché, avec nombre de manœuvres astucieuses, y parvint. même lui, au moins pour la première fois, mais il fallut quand même être invité dans le nouveau cabinet, bien que Fouché fût parmi les conventionnels qui votèrent l'exécution de Louis XVI en 1793.
Ces deux personnages, Talleyrand et Fouché, tous deux anciens clercs, tous deux ont accepté la révolution pour faire carrière, tous deux ministres du Directoire, tous deux ministres de Napoléon, tous deux ont reçu de Napoléon le titre ducal, tous deux ont gagné un million de dollars. fortune sous Napoléon, tous deux ont trahi Napoléon - et maintenant ils sont également entrés ensemble dans la fonction du monarque « le plus chrétien » et « légitime », le frère de Louis exécuté. Fouché et Talleyrand se connaissaient déjà bien et c'est pourquoi ils cherchaient avant tout à travailler ensemble. Malgré leur très grande similitude dans le sens d'un profond mépris pour tout ce qui n'est pas leurs intérêts personnels, d'un manque total d'intégrité et de principes restrictifs dans la mise en œuvre de leurs projets, ils différaient l'un de l'autre à bien des égards. Fouché n'était pas un homme très timide et, avant le 9 thermidor, il mit hardiment la tête en jeu, organisant l'attaque de Robespierre et son renversement à la Convention. Pour Talleyrand, un tel comportement aurait été totalement impensable. Fouché, à l'époque de la terreur, a agi à Lyon d'une manière que n'aurait jamais osé agir Talleyrand, qui a émigré précisément parce qu'il estimait que rester dans le camp des « neutres » était très dangereux dans le présent et être un combattant actif. contre la contre-révolution deviendrait dangereux à l’avenir. Fouché avait une bonne tête, après Talleyrand, la meilleure que Napoléon ait jamais eue. L'empereur le savait, les combla tous deux de faveurs, puis les mit en disgrâce. C’est pourquoi il se souvenait souvent d’eux ensemble. Par exemple, après avoir abdiqué le trône, il a regretté de ne pas avoir eu le temps de pendre Talleyrand et Fouché. «Je laisse cette affaire aux Bourbons», aurait ajouté l'empereur.
Cependant, bon gré mal gré, les Bourbons, immédiatement après Waterloo et après leur deuxième retour sur le trône à l'été 1815, durent non seulement s'abstenir de pendre les deux ducs, Bénévent et Otrante, mais aussi les appeler à gouverner la France. Poète et idéologue de la réaction noble-cléricale de l'époque, Chateaubriand ne pouvait cacher sa colère à la vue de ces deux chefs de la révolution et de l'empire, dont l'un portait le sang de Louis XVI et bien d'autres exécutés à Lyon, et l'autre le sang du duc d'Enghien. Chateaubriand était à la cour lorsque le boiteux Talleyrand, au bras de Fouché, entra dans le bureau du roi : « Tout à coup la porte s'ouvre ; Le vice entre silencieusement, s'appuyant sur le crime : M. Talleyrand, soutenu par M. Fouché ; une vision infernale passe lentement devant moi, entre dans le bureau du roi et y disparaît.
II
Dans ce ministère, où Talleyrand était président du conseil des ministres et Fouché ministre de la police, le général napoléonien Gouvion Saint-Cyr devint ministre de la guerre ; Il y a eu d'autres nominations similaires. Talleyrand voyait clairement que les Bourbons ne pourraient tenir le coup que si, abandonnant tous leurs griefs, ils acceptaient la révolution et l'empire comme un fait historique incontournable et énorme et abandonnaient les rêves de l'ancien régime. Mais il vit bientôt autre chose non moins clairement : à savoir que ni le frère royal et héritier Charles, ni les enfants de ce Charles, ni toute la nuée d'émigrants revenus en France ne seraient jamais d'accord avec une telle politique, qu'ils « oublièrent rien et n’a pas appris » (le célèbre dicton de Talleyrand sur les Bourbons, souvent attribué à tort à Alexandre Ier). Il voyait qu'à la cour, un parti de réactionnaires nobles et cléricaux enragés et irréconciliables prenait le dessus, sous le règne du rêve absurde et irréalisable de détruire tout ce qui avait été fait pendant la révolution et retenu par Napoléon, c'est-à-dire qu'ils veulent la conversion d'un pays qui s'est engagé sur la voie du développement commercial et industriel, vers le pays de la monarchie féodale-noble. Talleyrand a compris que ce rêve était totalement impossible à réaliser, que ces ultra-royalistes pouvaient faire rage à leur guise, mais qu'ils pouvaient sérieusement commencer à briser la nouvelle France, à briser les institutions, les ordres, les lois civiles et pénales héritées de la révolution. et de Napoléon, ne serait-ce que pour soulever ouvertement cette question - peut-être seulement en devenant finalement fou. Cependant, il commença bientôt à se rendre compte que les ultra-royalistes semblaient vraiment devenir complètement fous - du moins, ils perdaient même le peu de prudence dont ils avaient fait preuve en 1814.
Le fait est que le retour soudain de Napoléon en mars 1815, son règne de cent jours et son nouveau renversement - encore une fois effectué non pas par la France, mais exclusivement par la nouvelle invasion des armées européennes alliées - tous ces événements stupéfiants ont amené la noblesse à réaction cléricale hors de son équilibre final. Ils se sont sentis gravement insultés. Comment un homme désarmé, dans la tranquillité totale du pays, a-t-il pu débarquer sur la côte sud de la France et, en trois semaines, se dirigeant continuellement vers Paris, sans tirer un seul coup de feu, sans verser une goutte de sang, conquérir la France de son « légitime « Roi, chasser ce roi à l'étranger, s'asseoir à nouveau sur le trône et rassembler à nouveau une énorme armée pour la guerre avec toute l'Europe ? Qui était cet homme ? Un despote qui n'a pas déposé les armes tout au long de son règne, qui a dévasté le pays par la conscription, un usurpateur qui n'a tenu aucun compte de personne ni de rien au monde et, surtout, un monarque dont la nouvelle accession provoquerait inévitablement immédiatement une nouvelle , guerre sans fin avec l’Europe. Et aux pieds de cet homme, sans parler, sans tentative de résistance, même sans tentative de persuasion de sa part, en mars 1815, tomba aussitôt toute la France, toute la paysannerie, toute l'armée, toute la bourgeoisie.
Pas une seule main ne s’est levée pour défendre le roi « légitime », pour défendre la dynastie des Bourbons revenue en 1814. Expliquer ce phénomène par la peur de la paysannerie pour les terres acquises pendant la révolution, par ces craintes du spectre de la résurrection du système noble, vécues non seulement par la paysannerie, mais aussi par la bourgeoisie, en général, d'expliquer cet incident étonnant, ces « Cent Jours » d'une manière générale et profonde. Pour des raisons sociales, les ultra-royalistes n'ont pas pu et ne voulaient tout simplement pas le faire. Ils attribuaient tout ce qui arrivait précisément à une faiblesse excessive, à une complaisance, à un libéralisme inapproprié de la part du roi, au cours de la première année de son règne, d'avril 1814 à mars 1815 : si seulement alors, assuraient-ils, ils avaient réussi à exterminer sans pitié la sédition. - une « trahison » aussi générale et soudaine aurait été impossible en mars 1815, et Napoléon aurait été capturé immédiatement après son débarquement au Cap Juan. Or à cette honte de l'expulsion des Bourbons en mars s'ajoutait la honte de leur retour en juin, juillet et août, après Waterloo, et cette fois réellement « dans les wagons » de l'armée de Wellington et Blucher. La fureur des ultra-royalistes ne connaissait pas de limites. Si le roi leur résistait un peu plus et s'ils lui permettaient encore de résister, alors ce n'était qu'au premier moment : après tout, il fallait regarder autour de lui, on pouvait s'attendre à d'autres surprises.
C’est la seule raison pour laquelle un gouvernement avec Talleyrand et Fouché à sa tête est devenu possible. Mais alors que de plus en plus d'armées britanniques, prussiennes, puis autrichiennes et plus tard russes affluaient en France, alors que les armées ennemies, cette fois pour de nombreuses années, étaient positionnées pour occuper des départements entiers et fournir pleinement Louis XVIII et sa dynastie. des nouvelles tentatives de Napoléon, ainsi que de toute tentative révolutionnaire - la réaction extrême a levé la tête de manière décisive et a crié à la vengeance impitoyable, à l'exécution des traîtres, à la suppression et à la destruction de tout ce qui était hostile à l'ancienne dynastie.
Talleyrand comprenait où mèneraient ces folies. Et il a même fait quelques tentatives pour contenir sa frénésie. Il résista longtemps à l'établissement d'une liste de proscription de ceux qui contribuèrent au retour et à la nouvelle accession de Napoléon. Ces persécutions étaient absurdes, car la France entière soit contribuait activement, soit ne résistait pas à l'empereur et, par conséquent, lui apportait également sa contribution. Mais ensuite Fute est intervenu. Ayant guillotiné ou noyé des centaines et des centaines de Lyonnais dans le Rhône en 1793 pour leur adhésion à la maison de Bourbon, votant en même temps la mort de Louis XVI, pendant des années sous Napoléon, comme ministre de la Police, fusillant des accusés, encore une fois , d'adhésion à la Maison de Bourbon - Fouché, de nouveau ministre. La police, maintenant, en 1815, insiste ardemment pour de nouvelles exécutions, mais cette fois pour engagement insuffisant envers la Maison de Bourbon. Fouché s'empressa de dresser une liste des dignitaires, généraux et particuliers les plus coupables, à son avis, qui contribuèrent principalement à la seconde avènement de Napoléon.
Talleyrand protesta vivement. L'esprit policier étroit de Fouché et la furieuse vindicte de la cour royale ont triomphé de la politique plus clairvoyante de Talleyrand, qui comprenait à quel point la dynastie se ruinait, se salissant dans le sang de personnages comme, par exemple, le célèbre Le maréchal Ney, le courageux légendaire, le favori de toute l'armée, le héros de la bataille de Borodino. Talleyrand n'a réussi à sauver que quarante-trois personnes, les cinquante-sept restantes sont restées sur la liste de Fouché. L'exécution du maréchal Ney a eu lieu et, bien entendu, est devenue le sujet le plus gratifiant de l'agitation anti-Bourbon dans l'armée et dans tout le pays.
C'était juste le commencement. Une vague de « terreur blanche », comme on appelait alors ce mouvement (pour la première fois dans l’histoire), déferla sur la France, notamment dans le sud. Les terribles passages à tabac des révolutionnaires et des bonapartistes, et en même temps aussi des protestants (huguenots), incités par le clergé catholique, irritèrent Talleyrand, et il tenta d'entrer en combat avec eux, mais il n'était pas destiné à rester longtemps au pouvoir. .
L'affaire a commencé avec Fouché. Aussi zélé que soit le ministre de la Police, les ultra-royalistes ne voulaient pas lui pardonner l'exécution de Louis XVI et tout son passé. Fouché a eu recours à une technique qui l'a souvent aidé sous Napoléon : il a présenté au roi et à son patron, c'est-à-dire le Premier ministre Talleyrand, un rapport dans lequel il tentait de les intimider avec une sorte de complot qui aurait existé dans le pays. Mais Talleyrand n’y croyait visiblement pas et ne le cachait même pas à son collègue. Fouché semblait voir clair dans Talleyrand, mais Talleyrand voyait clair dans le rusé ministre de la Police. Talleyrand considère, en premier lieu, que la politique de répression et de persécution que Fouché veut mener dans le seul but de plaire aux ultra-royalistes et de conserver son portefeuille ministériel est absurde et dangereuse. Deuxièmement, Talleyrand a bien vu que de toute façon il n'en sortirait rien, que les ultra-royalistes détestaient trop Fouché, couverts du sang de leurs parents et amis, et que le bureau dans lequel se trouvait le « régicide » Fouché ne pouvait pas être durable. face à des réjouissances frénétiques totales, une réaction noble et une agitation cléricale militante. Pour toutes ces raisons, le duc de Bénévent souhaitait résolument se débarrasser du duc d'Otrante. De manière tout à fait inattendue pour lui, Fouché fut nommé envoyé français en Saxe. Il part pour Dresde. Mais, après avoir jeté ce lest, Talleyrand n'est toujours pas sauvé du naufrage. Cinq jours exactement après la nomination de Fouché à Dresde, Talleyrand entame avec le roi une conversation de principe longuement préparée. Il voulait demander au roi une liberté d'action pour lutter contre les excès insensés d'un parti extrêmement réactionnaire, qui sapait clairement toute confiance dans la dynastie. Il termine son discours par un ultimatum impressionnant : si Sa Majesté refuse au ministère son plein soutien « contre tous ceux » contre qui il en aura besoin, alors lui, Talleyrand, démissionnera. Et soudain, le roi donna une réponse inattendue : « D'accord, je nommerai un autre ministère. Cela se passa le 24 septembre 1815 et mit fin à la carrière du prince Talleyrand pendant quinze ans.
Pour le ministre si brutalement limogé, ce fut une surprise totale, contrairement à tout ce qu'il écrit dans ses mémoires, donnant à sa démission l'apparence d'une sorte d'exploit patriotique et la reliant, sans raison apparente, aux relations de la France avec ses vainqueurs. Là n’était pas la question, et Talleyrand, bien sûr, comprenait mieux que quiconque quelle était la racine des événements. Louis XVIII, vieux, malade, immobile et goutteux, ne souhaitait qu'une chose : ne pas s'exiler une troisième fois, mourir paisiblement en roi et dans le palais royal. Il était si intelligent qu'il comprenait la justesse des vues de Talleyrand et le danger pour la dynastie de la terreur blanche et des cris et actes insensés du parti ultra-réactionnaire. Mais il lui fallait au moins suffisamment tenir compte de ce parti pour ne pas l'irriter avec des collaborateurs comme Fouché ou Talleyrand.
Une politique semblable à celle de Talleyrand était nécessaire, mais elle ne pouvait pas être menée par les mains de Talleyrand. Talleyrand ne voulait pas remarquer qu'il était lui-même haï plus encore que Fouché, que la majorité des ultra-royalistes (et la majorité de tous les autres partis) répétaient volontiers les paroles de Joseph de Maistre : « De ces deux personnes, Talleyrand est le plus criminel que Fouché. Si Fouché était un lest supplémentaire pour Talleyrand, alors Talleyrand lui-même était un lest supplémentaire pour le roi Louis XVIII. C'est pourquoi Fouché n'était pas encore parti pour Dresde, que Talleyrand, qui l'avait renvoyé, se trouva jeté par-dessus bord. A sa retraite, il reçut le titre judiciaire de Grand Chambellan, avec un salaire de cent mille francs-or par an et avec « l'obligation » de faire ce qu'il voulait et de vivre où il voulait. Mais il possédait également ce titre sous Napoléon (avec tous ses autres grades et titres), et sous Napoléon ces fonctions étaient tout aussi peu lourdes et étaient encore plus généreusement payées.
Libéré du ministère, Talleyrand commença à travailler en étroite collaboration sur une opération qu'il avait longuement réfléchie et dont personne n'avait connaissance jusqu'à ces dernières années, plus précisément jusqu'au 15 décembre 1933, date à laquelle certains documents secrets furent publiés en France. Il s’avère que le 12 janvier 1817, le prince Talleyrand écrivit une lettre des plus secrètes à Metternich, chancelier de l’empire autrichien. Il rapporte avoir « emporté » (emport ?) des archives du ministère des Affaires étrangères une partie de la correspondance originale de Napoléon, depuis le retour d’Egypte du conquérant jusqu’en 1813. Alors, vous aimeriez l'acheter ?
Une correspondance s'engage entre le vendeur et l'acheteur. Talleyrand a écrit que la Russie, ou la Prusse, ou l'Angleterre donneraient un demi-million de francs d'or, mais lui, Talleyrand, aime l'Autriche et surtout Metternich. La marchandise est de premier ordre : « douze sacs volumineux », les propres signatures de Napoléon ! Et surtout, l'empereur François ne doit pas lésiner, car il y a là des choses qui sont désagréables pour l'Autriche, et, après avoir acheté les documents, le gouvernement autrichien - comme le conseille Talleyrand - « pourrait soit les enterrer au fond de ses archives, soit même les détruire ». .» L'affaire a eu lieu et Talleyrand a vendu ces documents d'archives qu'il a personnellement volés pour un demi-million. Il les vola par avance, en 1814 et 1815, lors de deux brèves visites à la tête du gouvernement.
Mais, réalisant très clairement qu'il commettait une véritable haute trahison, couplée à une criminalité directe, au vol de biens de l'État, le prince Talleyrand exige prudemment de Metternich que lui, Talleyrand, reçoive un refuge en Autriche si, par exemple, un crime survient. lui en France quelques ennuis et il devra quitter sa patrie sans perte de temps.
Metternich a tout accepté et a tout payé en totalité. Et ce n'est que plus tard, lorsque tous ces biens volés furent sortis de France (sous couvert de papiers de l'ambassade autrichienne non soumis à contrôle) et arrivèrent à Vienne que le chancelier autrichien put être convaincu que le vendeur l'avait également trompé en partie : de nombreux Il s'est avéré que certains documents n'étaient pas du tout des originaux, mais des copies, sans la signature de Napoléon. Mais dans des cas aussi délicats, à qui porterez-vous plainte ? Le correcteur et l'acheteur courent toujours le risque de souffrir si le voleur et le revendeur sont enclins à la tromperie. C'était la fin de l'affaire.
III
Talleyrand se retire dans la vie privée. Une richesse immense, un magnifique château à Valence, un magnifique palais dans la ville, le luxe royal de la vie, voilà ce qui l'attendait à la fin de ses jours. L'oisiveté ne lui pesait pas beaucoup. Il n’a jamais aimé le travail. Il a donné des conseils à ses subordonnés au sein du ministère, à ses ambassadeurs et enfin à ses ministres lorsqu'il était premier ministre. Il donne des conseils aux souverains qu'il sert : Napoléon, Louis XVIII ; je l’ai fait lors de conversations intimes en face à face. Il menait ses négociations et ses intrigues diplomatiques tantôt à table, tantôt au bal, tantôt pendant une pause dans une partie de cartes ; il a obtenu les principaux résultats précisément dans différentes circonstances de la vie laïque et remplie de divertissements qu'il a toujours menée.
Mais le travail bureaucratique épineux et quotidien lui était inconnu et inutile. A cet effet, il y avait une équipe de dignitaires expérimentés et de fonctionnaires subordonnés, de secrétaires et de directeurs. Aujourd'hui, à la retraite, comme dans les années de sa disgrâce sous Napoléon, il surveillait attentivement l'échiquier politique et les mouvements de ses partenaires, mais pour le moment, il ne participait pas lui-même au jeu. Et il voyait que les Bourbons continuaient à miner leur position, que le seul homme qui avait un chef parmi eux, Louis XVIII, était épuisé dans sa lutte infructueuse contre les réactionnaires extrémistes, qu'à la mort du roi, un vieillard frivole, Charles d' L'Artois, qui non seulement ne résistera pas aux projets de restauration de l'ancien régime, mais prendra volontiers l'initiative, car il n'a pas l'intelligence de comprendre le terrible danger de ce jeu désespéré, de ce renversement absurde et impossible de la situation. Histoire, il n'aura même pas cet instinct de conservation qui, à lui seul, empêchait son frère aîné Louis XVIII de pouvoir rejoindre facilement les ultra-royalistes.
S'étant retiré de la politique active, Talleyrand s'assit pour écrire ses mémoires. Il a écrit cinq volumes (disponibles dans une traduction russe abrégée). D'un point de vue purement biographique, ces cinq volumes ne nous intéressent quasiment pas. Disons ici seulement quelques mots de cet ouvrage de Talleyrand.
Les mémoires de personnalités bourgeoises, qui ont joué un rôle tout à fait primordial, sont rarement véridiques. C'est très compréhensible : l'auteur, conscient de sa responsabilité historique, s'efforce de construire son histoire de manière à ce que les motivations de ses propres actions soient aussi exaltées que possible, et là où elles ne peuvent en aucun cas être interprétées en faveur de l'auteur, on peut essayez de renoncer complètement à toute complicité avec eux. En un mot, à propos de beaucoup de mémoristes de ce type, on peut répéter ce qu'Henri Rochefort disait un jour des mémoires du premier ministre de la fin du Second Empire, Emile Olivier : « Olivier ment comme s'il était encore le premier ministre ». Le meilleur des exemples les plus récents de ce type de littérature peut être constitué de neuf volumes de mémoires de feu Poincaré (une douzaine et demie étaient en préparation, à en juger par l'ampleur acceptée et la diligence bien connue de l'auteur). Les neuf volumes de Poincaré sont presque un oubli, essentiellement une répétition de la bureaucratie patriotique publiée à l'époque de plusieurs de ses ministères et de sa présidence.
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Alliance et amitié avec l'Angleterre et, si possible, avec l'Autriche pour la rebuffade générale de la Prusse, la lutte contre la Russie si elle soutient la Prusse, telle est la base sur laquelle Talleyrand souhaite désormais fonder la politique étrangère et de sécurité de la France. Il n'était pas destiné à gérer longtemps les affaires sous la Restauration, mais dès qu'en 1830 la Révolution de Juillet lui confia le poste alors le plus important d'ambassadeur de France à Londres, il fit, comme nous le verrons plus tard, tout ce qui était en son pouvoir pour mettre son programme en pratique. Les générations immédiates de la jeune bourgeoisie française ont toujours considéré de manière très positive le travail accompli par Talleyrand au Congrès de Vienne.
Et ce n'est pas pour rien que le héros de Balzac, Vautrin, dans le roman « Le père Goriot », parle avec tant de ravissement de Talleyrand (sans le nommer) : « ... le prince - à qui tout le monde jette la pierre et qui méprise l'humanité au point de cracher. en face de lui autant de serments qu'il lui en demandera - a empêché la division de la France au Congrès de Vienne. Il devrait être décoré de couronnes, mais ils y jettent de la terre. 2
Honoré de Balzac, Le père Goriot, p. 98 (Paris, Ed. Bibliothèque Larousse).
Édition russe : Honoré de Balzac, Collection. cit., tome III. Goslitizdat, 1938
Cette idée chaudement prêchée selon laquelle un transgresseur de serment peut « cracher » à la face de « l’humanité » si le résultat final de ses trahisons lui apporte un réel bénéfice, apporte un capital politique ; Cette conviction cynique de la primauté de « l’intellect sur la moralité » en politique est inhabituellement caractéristique de l’époque du tournant qui a transféré le pouvoir entre les mains de la bourgeoisie. Et ce qui est le plus caractéristique, c'est la proclamation solennelle et nationale de ce principe et l'admiration non dissimulée pour celui en qui cet idéal s'incarnait le plus pleinement, c'est-à-dire le prince de Talleyrand-Périgord.
Louis XVIII (gravure d'Audouin d'après un dessin de Gros, 1815).
Mais la franchise particulière de ce héros prédateur de Balzac n'était pas caractéristique de tout le monde. Et même ces personnalités politiques bourgeoises qui faisaient de leur mieux pour imiter Talleyrand comme un modèle inaccessible, n'ont cessé de l'injurier dans leur dos, regardant comment ce maestro de la tromperie et le comédien le plus cynique jouait avec brio un tout nouveau rôle pour lui dans le monde. scène. Bien sûr, ceux qui étaient les plus en colère contre sa sereine impudence étaient ses opposants directs, les diplomates des puissances féodales absolutistes, qu'il s'était donné pour priorité de tromper. Ces diplomates ont vu qu'à Vienne, il leur avait habilement arraché leurs propres armes avant qu'ils ne reprennent conscience, et maintenant il les frappait avec ces armes, exigeant au nom du « principe de légitimisme » et au nom du respect de la dynastie « légitime » revenue en France, que non seulement le territoire français restait inviolable, mais que l'Europe centrale retournait complètement à son état pré-révolutionnaire et que donc le roi saxon « légitime » restait avec toutes ses anciennes possessions, qui étaient revendiqué par la Prusse.
Les adversaires de Talleyrand étaient très indignés par le fait que lui, qui jadis avait si vite vendu la monarchie légitime, avait servi la révolution, servi Napoléon, fusillé le duc d'Enghien uniquement pour son origine « légitime », détruit et piétiné sous Napoléon avec ses sept formalités et discours diplomatiques, tout semblant de droits internationaux, toute notion de droits « légitimes » ou autres - maintenant avec le regard le plus serein, avec le front le plus clair, il a déclaré (par exemple, au délégué russe au Congrès de Vienne, Karl Vasilyevich Nesselrod ) : « Vous me parlez d'un accord, je ne peux pas conclure d'accord. Je suis heureux de ne pas pouvoir être aussi libre que vous dans mes actions. Vous êtes guidé par vos intérêts, votre volonté : quant à moi, je suis obligé de suivre des principes, et les principes ne font pas de transactions » (les principes ne transigent pas). Ses adversaires n'en croyaient tout simplement pas leurs oreilles lorsqu'ils entendaient que des discours aussi durs étaient prononcés et que des morales impartiales leur étaient lues par le même prince Talleyrand qui, comme l'écrivait à peu près à la même époque le journal « Le Nain jaune » déjà mentionné, temps - a passé toute sa vie à vendre tous ceux qui l'achetaient. Ni Nesselrode, ni le délégué prussien Humboldt, ni Alexandre ne savaient que même à l'époque même du Congrès de Vienne, lorsque Talleyrand leur donnait de dures leçons de comportement moral, de loyauté envers les principes et de service religieux inébranlable au légitimisme et à la légalité, il recevait un pot-de-vin. du roi saxon cinq millions de francs en or, du duc de Bade - un million ; Ils ne savaient pas non plus que plus tard ils liraient tous dans les mémoires de Chateaubriand que pour sa défense ardente au nom du légitimisme des droits des Bourbons napolitains au trône des Deux-Siciles, Talleyrand reçut alors, à Vienne, du prétendant Ferdinand IV six millions (selon d'autres indications, trois millions sept cent mille) et pour la commodité du transfert d'argent, il fut même si gentil et serviable qu'il envoya son secrétaire personnel Perret à Ferdinand.
Mais même ici, il a agi en matière de pots-de-vin exactement comme sous Napoléon. Il n'a pas commis de pots-de-vin qui iraient à l'encontre des intérêts de la France ou, plus largement, des principaux objectifs diplomatiques qu'il cherchait à atteindre. Mais il recevait en même temps de l'argent de ceux qui étaient personnellement intéressés à ce que ces objectifs soient atteints aussi rapidement et aussi complètement que possible par Talleyrand. Ainsi, la France, par exemple, avait directement intérêt à empêcher la Prusse de s'emparer des possessions du roi saxon, et Talleyrand défendait la Saxe. Mais comme le roi saxon s'y intéressait bien plus que la France, ce roi, pour stimuler la plus grande activité à Talleyrand, lui donna, de son côté, cinq millions. Et Talleyrand les prit. Et, bien sûr, il l'a pris avec la grandeur sobre et gracieuse qui l'a toujours caractérisé, avec laquelle il a accepté un jour, en 1807, un pot-de-vin de ce même roi saxon pour convaincre Napoléon de ne pas prendre la Madone Sixtine et d'autres du Galerie de Dresde, comme s'il s'agissait de tableaux malchanceux qui plaisaient à l'empereur.
Le retour de Napoléon de l'île d'Elbe et la restauration de l'empire prennent Talleyrand complètement par surprise. Récemment (en mai 1933) le livre fantastique de Ferdinand Bak « Le secret de Talleyrand » a été publié à Paris. Ce « secret », révélé uniquement par Buck, est que Talleyrand... a lui-même organisé la fuite de Napoléon de l'île d'Elbe. Je note ici ce livre fantastique d'amateur uniquement comme une curiosité pour prouver que la postérité lointaine continue de considérer Talleyrand capable du plan le plus étonnamment rusé et suffisamment adroit et fort pour mener à bien un tel projet. Inutile de dire qu’il n’y a même pas l’ombre d’une argumentation scientifique dans ce livre.
Wellington (lithographie de Charles Besnier).
Après avoir restauré l'empire en mars 1815, Napoléon fait savoir à Talleyrand qu'il le reprendra au service. Mais Talleyrand resta à Vienne ; il ne croyait ni aux dispositions miséricordieuses de l’empereur (qui ordonna immédiatement la mise sous séquestre de tous les biens du prince dès l’avènement de sa veuve), ni à la force du nouveau règne napoléonien. Le Congrès de Vienne était clos. Waterloo éclate et les Bourbons, et avec eux Talleyrand, reviennent en France. Les circonstances étaient telles qu'il n'était pas encore possible à Louis XVIII de se débarrasser de Talleyrand, qu'il n'aimait pas et qu'il craignait. D'ailleurs : Fouché, duc d'Otrante, dont on disait que si Talleyrand n'avait pas été au monde, il aurait été l'homme le plus fourbe et le plus vicieux de tous les hommes, ce même Fouché, avec nombre de manœuvres astucieuses, y parvint. même lui, au moins pour la première fois, mais il fallut quand même être invité dans le nouveau cabinet, bien que Fouché fût parmi les conventionnels qui votèrent l'exécution de Louis XVI en 1793.
Ces deux personnages, Talleyrand et Fouché, tous deux anciens clercs, tous deux acceptèrent la révolution pour faire carrière, tous deux ministres du Directoire, tous deux ministres de Napoléon, tous deux reçurent de Napoléon le titre ducal, tous deux gagnèrent une fortune d'un million de dollars sous Napoléon, tous deux ont trahi Napoléon - et maintenant ils sont également entrés ensemble dans la fonction de monarque « le plus chrétien » et « légitime », le frère de Louis exécuté. Fouché et Talleyrand se connaissaient déjà bien et c'est pourquoi ils cherchaient avant tout à travailler ensemble. Malgré leur très grande similitude dans le sens d'un profond mépris pour tout ce qui n'est pas leurs intérêts personnels, d'un manque total d'intégrité et de principes restrictifs dans la mise en œuvre de leurs projets, ils différaient l'un de l'autre à bien des égards. Fouché n'était pas un homme très timide et, avant le 9 thermidor, il mit hardiment la tête en jeu, organisant l'attaque de Robespierre et son renversement à la Convention. Pour Talleyrand, un tel comportement aurait été totalement impensable. Fouché, à l'époque de la terreur, a agi à Lyon d'une manière que n'aurait jamais osé agir Talleyrand, qui a émigré précisément parce qu'il estimait que rester dans le camp des « neutres » était très dangereux dans le présent et être un combattant actif. contre la contre-révolution deviendrait dangereux à l’avenir. Fouché avait une bonne tête, après Talleyrand, la meilleure que Napoléon ait jamais eue. L'empereur le savait, les combla tous deux de faveurs, puis les mit en disgrâce. C’est pourquoi il se souvenait souvent d’eux ensemble. Par exemple, après avoir abdiqué le trône, il a regretté de ne pas avoir eu le temps de pendre Talleyrand et Fouché. «Je laisse cette affaire aux Bourbons», aurait ajouté l'empereur.
Cependant, bon gré mal gré, les Bourbons, immédiatement après Waterloo et après leur deuxième retour sur le trône à l'été 1815, durent non seulement s'abstenir de pendre les deux ducs, Bénévent et Otrante, mais aussi les appeler à gouverner la France. Poète et idéologue de la réaction noble-cléricale de l'époque, Chateaubriand ne pouvait cacher sa colère à la vue de ces deux chefs de la révolution et de l'empire, dont l'un portait le sang de Louis XVI et bien d'autres exécutés à Lyon, et l'autre le sang du duc d'Enghien. Chateaubriand était à la cour lorsque le boiteux Talleyrand, au bras de Fouché, entra dans le bureau du roi : « Tout à coup la porte s'ouvre ; Le Vice entre silencieusement, soutenu par le Crime. Monsieur Talleyrand, soutenu par Monsieur Fouché ; une vision infernale passe lentement devant moi, entre dans le bureau du roi et y disparaît.
II
Dans ce ministère, où Talleyrand était président du conseil des ministres et Fouché ministre de la police, le général napoléonien Gouvion Saint-Cyr devint ministre de la guerre ; Il y a eu d'autres nominations similaires. Talleyrand voyait clairement que les Bourbons ne pourraient tenir le coup que si, abandonnant tous leurs griefs, ils acceptaient la révolution et l'empire comme un fait historique incontournable et énorme et abandonnaient les rêves de l'ancien régime. Mais il vit bientôt autre chose non moins clairement : à savoir que ni le frère royal et héritier Charles, ni les enfants de ce Charles, ni toute la nuée d'émigrants revenus en France ne seraient jamais d'accord avec une telle politique, qu'ils « oublièrent rien et n’a pas appris » (le célèbre dicton de Talleyrand sur les Bourbons, souvent attribué à tort à Alexandre Ier). Il voyait qu'à la cour, un parti de réactionnaires nobles et cléricaux enragés et irréconciliables prenait le dessus, sous le règne du rêve absurde et irréalisable de détruire tout ce qui avait été fait pendant la révolution et retenu par Napoléon, c'est-à-dire qu'ils veulent la conversion d'un pays qui s'est engagé sur la voie du développement commercial et industriel, vers le pays de la monarchie féodale-noble. Talleyrand a compris que ce rêve était totalement impossible à réaliser, que ces ultra-royalistes pouvaient faire rage à leur guise, mais qu'ils pouvaient sérieusement commencer à briser la nouvelle France, à briser les institutions, les ordres, les lois civiles et pénales héritées de la révolution. et de Napoléon, ne serait-ce que pour soulever ouvertement cette question - peut-être seulement en devenant finalement fou. Cependant, il commença bientôt à se rendre compte que les ultra-royalistes semblaient vraiment devenir complètement fous - du moins, ils perdaient même le peu de prudence dont ils avaient fait preuve en 1814.
Le fait est que le retour soudain de Napoléon en mars 1815, son règne de cent jours et son nouveau renversement - encore une fois effectué non pas par la France, mais exclusivement par la nouvelle invasion des armées européennes alliées - tous ces événements stupéfiants ont amené la noblesse à réaction cléricale hors de son équilibre final. Ils se sont sentis gravement insultés. Comment un homme désarmé, dans la tranquillité totale du pays, a-t-il pu débarquer sur la côte sud de la France et, en trois semaines, se dirigeant continuellement vers Paris, sans tirer un seul coup de feu, sans verser une goutte de sang, conquérir la France de son « légitime « Roi, chasser ce roi à l'étranger, s'asseoir à nouveau sur le trône et rassembler à nouveau une énorme armée pour la guerre avec toute l'Europe ? Qui était cet homme ? Un despote qui n'a pas déposé les armes tout au long de son règne, qui a dévasté le pays par la conscription, un usurpateur qui n'a pris en compte personne ni rien au monde, et surtout, un monarque, dont la nouvelle accession provoquerait inévitablement immédiatement une nouvelle guerre sans fin avec l’Europe. Et aux pieds de cet homme, sans parler, sans tentative de résistance, même sans tentative de persuasion de sa part, en mars 1815, tomba aussitôt toute la France, toute la paysannerie, toute l'armée, toute la bourgeoisie.
Pas une seule main ne s’est levée pour défendre le roi « légitime », pour défendre la dynastie des Bourbons revenue en 1814. Expliquer ce phénomène par la peur de la paysannerie pour les terres acquises pendant la révolution, par ces craintes du spectre de la résurrection du système noble, vécues non seulement par la paysannerie, mais aussi par la bourgeoisie, en général, d'expliquer cet incident étonnant, ces « Cent Jours » d'une manière générale et profonde. Pour des raisons sociales, les ultra-royalistes n'ont pas pu et ne voulaient tout simplement pas le faire. Ils attribuaient tout ce qui arrivait précisément à une faiblesse excessive, à une complaisance, à un libéralisme inapproprié de la part du roi, au cours de la première année de son règne, d'avril 1814 à mars 1815 : si seulement alors, assuraient-ils, ils avaient réussi à exterminer sans pitié la sédition. - une « trahison » aussi générale et soudaine aurait été impossible en mars 1815, et Napoléon aurait été capturé immédiatement après son débarquement au Cap Juan. Or à cette honte de l'expulsion des Bourbons en mars s'ajoutait la honte de leur retour en juin, juillet et août, après Waterloo, et cette fois réellement « dans les wagons » de l'armée de Wellington et Blucher. La fureur des ultra-royalistes ne connaissait pas de limites. Si le roi leur résistait un peu plus et s'ils lui permettaient encore de résister, alors ce n'était qu'au premier moment : après tout, il fallait regarder autour de lui, on pouvait s'attendre à d'autres surprises.
C’est la seule raison pour laquelle un gouvernement avec Talleyrand et Fouché à sa tête est devenu possible. Mais alors que de plus en plus d'armées britanniques, prussiennes, puis autrichiennes et plus tard russes affluaient en France, alors que les armées ennemies, cette fois pour de nombreuses années, étaient positionnées pour occuper des départements entiers et fournir pleinement Louis XVIII et sa dynastie. des nouvelles tentatives de Napoléon, ainsi que de toute tentative révolutionnaire - la réaction extrême a levé la tête de manière décisive et a crié à la vengeance impitoyable, à l'exécution des traîtres, à la suppression et à la destruction de tout ce qui était hostile à l'ancienne dynastie.
Talleyrand comprenait où mèneraient ces folies. Et il a même fait quelques tentatives pour contenir sa frénésie. Il résista longtemps à l'établissement d'une liste de proscription de ceux qui contribuèrent au retour et à la nouvelle accession de Napoléon. Ces persécutions étaient absurdes, car la France entière soit contribuait activement, soit ne résistait pas à l'empereur et, par conséquent, lui apportait également sa contribution. Mais ensuite Fute est intervenu. Ayant guillotiné ou noyé des centaines et des centaines de Lyonnais dans le Rhône en 1793 pour leur adhésion à la Maison de Bourbon, votant en même temps la mort de Louis XVI, pendant des années sous Napoléon, comme ministre de la Police, fusillant des accusés, encore une fois , d'adhésion à la Maison de Bourbon - Fouché, de nouveau ministre. La police, maintenant, en 1815, insiste ardemment pour de nouvelles exécutions, mais cette fois pour engagement insuffisant envers la Maison de Bourbon. Fouché s'empressa de dresser une liste des dignitaires, généraux et particuliers les plus coupables, à son avis, qui contribuèrent principalement à la seconde avènement de Napoléon.
Talleyrand protesta vivement. L'esprit policier étroit de Fouché et la furieuse vindicte de la cour royale ont triomphé de la politique plus clairvoyante de Talleyrand, qui comprenait à quel point la dynastie se ruinait, se salissant dans le sang de personnages comme, par exemple, le célèbre Le maréchal Ney, le courageux légendaire, le favori de toute l'armée, le héros de la bataille de Borodino. Talleyrand n'a réussi à sauver que quarante-trois personnes, les cinquante-sept restantes sont restées sur la liste de Fouché. L'exécution du maréchal Ney a eu lieu et, bien entendu, est devenue le sujet le plus gratifiant de l'agitation anti-Bourbon dans l'armée et dans tout le pays.
C'était juste le commencement. Une vague de « terreur blanche », comme on appelait alors ce mouvement (pour la première fois dans l’histoire), déferla sur la France, notamment dans le sud. Les terribles passages à tabac des révolutionnaires et des bonapartistes, et en même temps aussi des protestants (huguenots), incités par le clergé catholique, irritèrent Talleyrand, et il tenta d'entrer en combat avec eux, mais il n'était pas destiné à rester longtemps au pouvoir. .
Talleyrand. (D'après un dessin de Filippoto)
L'affaire a commencé avec Fouché. Aussi zélé que soit le ministre de la Police, les ultra-royalistes ne voulaient pas lui pardonner l'exécution de Louis XVI et tout son passé. Fouché a eu recours à une technique qui l'a souvent aidé sous Napoléon : il a présenté au roi et à son patron, c'est-à-dire le Premier ministre Talleyrand, un rapport dans lequel il tentait de les intimider avec une sorte de complot qui aurait existé dans le pays. Mais Talleyrand n’y croyait visiblement pas et ne le cachait même pas à son collègue. Fouché semblait voir clair dans Talleyrand, mais Talleyrand voyait clair dans le rusé ministre de la Police. Talleyrand considère, en premier lieu, que la politique de répression et de persécution que Fouché veut mener dans le seul but de plaire aux ultra-royalistes et de conserver son portefeuille ministériel est absurde et dangereuse. Deuxièmement, Talleyrand a bien vu que de toute façon il n'en sortirait rien, que les ultra-royalistes détestaient trop Fouché, couverts du sang de leurs parents et amis, et que le bureau dans lequel se trouvait le « régicide » Fouché ne pouvait pas être durable. face à des réjouissances frénétiques totales, une réaction noble et une agitation cléricale militante. Pour toutes ces raisons, le duc de Bénévent souhaitait résolument se débarrasser du duc d'Otrante. De manière tout à fait inattendue pour lui, Fouché fut nommé envoyé français en Saxe. Il part pour Dresde. Mais, après avoir jeté ce lest, Talleyrand n'est toujours pas sauvé du naufrage. Cinq jours exactement après la nomination de Fouché à Dresde, Talleyrand entame avec le roi une conversation de principe longuement préparée. Il voulait demander au roi une liberté d'action pour lutter contre les excès insensés d'un parti extrêmement réactionnaire, qui sapait clairement toute confiance dans la dynastie. Il termine son discours par un ultimatum impressionnant : si Sa Majesté refuse au ministère son plein soutien « contre tous ceux » contre qui il en aura besoin, alors lui, Talleyrand, démissionnera. Et soudain, le roi donna une réponse inattendue : « D'accord, je nommerai un autre ministère. Cela se passa le 24 septembre 1815 et mit fin à la carrière du prince Talleyrand pendant quinze ans.
Pour le ministre si brutalement limogé, ce fut une surprise totale, contrairement à tout ce qu'il écrit dans ses mémoires, donnant à sa démission l'apparence d'une sorte d'exploit patriotique et la reliant, sans raison apparente, aux relations de la France avec ses vainqueurs. Là n’était pas la question, et Talleyrand, bien sûr, comprenait mieux que quiconque quelle était la racine des événements. Louis XVIII, vieux, malade, immobile et goutteux, ne souhaitait qu'une chose : ne pas s'exiler une troisième fois, mourir paisiblement en roi et dans le palais royal. Il était si intelligent qu'il comprenait la justesse des vues de Talleyrand et le danger pour la dynastie de la terreur blanche et des cris et actes insensés du parti ultra-réactionnaire. Mais il lui fallait au moins suffisamment tenir compte de ce parti pour ne pas l'irriter avec des collaborateurs comme Fouché ou Talleyrand.
Combats de rues à Paris pendant la révolution de 1830 (Lithographie de Victor Adam)
Une politique semblable à celle de Talleyrand était nécessaire, mais elle ne pouvait pas être menée par les mains de Talleyrand. Talleyrand ne voulait pas remarquer qu'il était lui-même haï plus encore que Fouché, que la majorité des ultra-royalistes (et la majorité de tous les autres partis) répétaient volontiers les paroles de Joseph de Maistre : « De ces deux personnes, Talleyrand est le plus criminel que Fouché. Si Fouché était un lest supplémentaire pour Talleyrand, alors Talleyrand lui-même était un lest supplémentaire pour le roi Louis XVIII. C'est pourquoi Fouché n'était pas encore parti pour Dresde, que Talleyrand, qui l'avait renvoyé, se trouva jeté par-dessus bord. A sa retraite, il reçut le titre judiciaire de Grand Chambellan, avec un salaire de cent mille francs-or par an et avec « l'obligation » de faire ce qu'il voulait et de vivre où il voulait. Mais il possédait également ce titre sous Napoléon (avec tous ses autres grades et titres), et sous Napoléon ces fonctions étaient tout aussi peu lourdes et étaient encore plus généreusement payées.
Libéré du ministère, Talleyrand commença à travailler en étroite collaboration sur une opération qu'il avait longuement réfléchie et dont personne n'avait connaissance jusqu'à ces dernières années, plus précisément jusqu'au 15 décembre 1933, date à laquelle certains documents secrets furent publiés en France. Il s’avère que le 12 janvier 1817, le prince Talleyrand écrivit une lettre des plus secrètes à Metternich, chancelier de l’empire autrichien. Il rapporte avoir « emporté » des archives du ministère des Affaires étrangères une partie de la correspondance originale de Napoléon, depuis le retour d’Égypte du conquérant jusqu’en 1813. Alors, vous aimeriez l'acheter ?
Une correspondance s'engage entre le vendeur et l'acheteur. Talleyrand a écrit que la Russie, ou la Prusse, ou l'Angleterre donneraient un demi-million de francs d'or, mais lui, Talleyrand, aime l'Autriche et surtout Metternich. La marchandise est de premier ordre : « douze sacs volumineux », les propres signatures de Napoléon ! Et surtout, l'empereur François ne doit pas lésiner, car il y a là des choses qui sont désagréables pour l'Autriche, et, après avoir acheté les documents, le gouvernement autrichien, comme le conseille Talleyrand, « pourrait soit les enterrer au fond de ses archives, soit même les détruire ». .» L'affaire a eu lieu et Talleyrand a vendu ces documents d'archives qu'il a personnellement volés pour un demi-million. Il les vola par avance, en 1814 et 1815, lors de deux brèves visites à la tête du gouvernement.
Mais, réalisant très clairement qu'il commettait une véritable haute trahison, couplée à une criminalité directe, au vol de biens de l'État, le prince Talleyrand exige prudemment de Metternich que lui, Talleyrand, reçoive un refuge en Autriche si, par exemple, un crime survient. lui en France quelques ennuis et il devra quitter sa patrie sans perte de temps.
Metternich a tout accepté et a tout payé en totalité. Et ce n'est que plus tard, lorsque tous ces biens volés furent sortis de France (sous couvert de papiers de l'ambassade autrichienne non soumis à contrôle) et arrivèrent à Vienne que le chancelier autrichien put être convaincu que le vendeur l'avait également trompé en partie : de nombreux Il s'est avéré que certains documents n'étaient pas du tout des originaux, mais des copies, sans la signature de Napoléon. Mais dans des cas aussi délicats, à qui porterez-vous plainte ? Le correcteur et l'acheteur courent toujours le risque de souffrir si le voleur et le revendeur sont enclins à la tromperie. C'était la fin de l'affaire.
« Vous êtes toujours Autrichien ! » - "En partie, Votre Majesté, mais il serait plus juste de dire que je ne suis jamais russe et que je reste toujours français." Cet échange entre Napoléon et Talleyrand eut lieu en septembre 1808, à la veille de la rencontre des deux empereurs à Erfurt.
En quelques mots, tout un programme diplomatique. Oui, l’ancien ministre n’a pas été engagé toute sa vie dans la coopération russo-française. Mais il défendit les intérêts de l'Autriche avec tant de dévouement, sans s'arrêter aux moyens interdits, qu'il suscita la joie et même le ravissement de Clemens Metternich, ambassadeur d'Autriche à Paris d'août 1806 à mai 1809.
Metternich et Talleyrand étaient de dignes alliés l'un de l'autre, même si de nombreuses différences les séparaient ; le diplomate français vivait et agissait dans un environnement généré par les années turbulentes de 1789 et 1793, les régimes du Directoire et de l'Empire. Tout en restant aristocrate, il était au service d'une nouvelle force puissante : le capital, à laquelle il courbait le dos avec obséquiosité et dévouement.
Le prince Bénévent a créé la diplomatie bourgeoise avec toutes ses caractéristiques, de nouvelles tâches, formes, méthodes générées par les besoins de l'époque. Et Metternich a servi la monarchie absolutiste autrichienne, en suivant les recettes classiques de la diplomatie du passé, et surtout l'expérience de son père.
Et en même temps, Talleyrand et Metternich avaient de nombreux traits communs : reconnaissance du caractère sacré du privilège des classes dirigeantes ; ambition exorbitante et désir insatiable de luxe ; l'adhésion au principe « la fin justifie les moyens » ; la capacité d’utiliser les femmes dans la lutte politique. Napoléon a qualifié Metternich de « plus grand menteur du siècle ».
Dans le célèbre portrait de Metternich, un sourire amical semble collé à son visage étroit et long, doté d'un grand nez de forme irrégulière et de petites lèvres. Les yeux regardent de côté, au loin, vers l’avenir. La main droite repose sur le bras du fauteuil, la gauche - selon la forte tradition de l'époque - tient un papier d'État plié en deux. La figure entière respire l'arrogance, une confiance en soi inébranlable, un sentiment de supériorité personnelle. C'est ainsi que le prince autrichien arriva à Paris.
Dès le lendemain de l'arrivée de Metternich, le 5 août 1806, eut lieu sa première rencontre avec Talleyrand qui, selon l'ambassadeur d'Autriche, se déroule dans une atmosphère de « profonde cordialité » et montre la volonté du diplomate français de créer un « système de relations étroites » entre la France et l’Autriche. Bientôt, la coopération dépassa largement les contacts officiels entre le ministre et l'ambassadeur et devint une alliance amicale et de confiance. Ce rapprochement a pris de nouvelles formes après la réunion de Tilsit et la démission de Talleyrand. C’est alors que la frontière entre devoir et haute trahison s’estompe pour lui.
Metternich voit des changements dans l'état d'esprit de la société parisienne et estime qu'à la tête du « parti de la paix », c'est-à-dire de la majorité de la nation, qui condamnait la politique impériale de conquête, mais « inerte et inflexible, comme un volcan éteint, » se trouvaient Talleyrand, Fouché, ces propriétaires de fortunes qui cherchaient à les conserver, des gens qui ne croyaient pas à la stabilité des institutions bâties sur des ruines, que « le génie inquiet de l'empereur reconstituait de nouvelles ruines ». L'Autrichien a suivi de près l'évolution des événements politiques internes en France, pleinement conscient qu'ils pourraient conduire à un affaiblissement du régime napoléonien et à des changements importants sur la scène européenne. « Ce parti existe depuis 1805. La guerre de 1806 et 1807 renforce ses capacités. L’échec de la campagne contre l’Espagne en 1808 rendit populaires les dirigeants du parti et leurs arguments. »
Toutefois, en général, ces estimations sont exagérées. Metternich voulait vraiment voir des antibonapartistes capables au moins d'élever la voix contre le puissant empereur. Mais ses désirs étaient loin de la réalité. L'ex-ministre n'a rejoint les complots que si leur victoire était assurée ou était déjà devenue un fait accompli. Et pas d'autre moyen ! Il accordait trop d'importance à sa tête. Et Talleyrand mena une guerre secrète contre l’empereur, devenant l’ami, le conseiller et l’informateur de Metternich. Metternich a d’abord regardé son allié avec prudence.
« Les gens comme Talleyrand sont comme des instruments tranchants avec lesquels il est dangereux de jouer ; mais pour les grandes blessures, il faut des médicaments puissants, et la personne chargée de les soigner ne doit pas avoir peur d'utiliser l'instrument qui coupe le mieux», a écrit le diplomate autrichien qui a réussi à prendre entre ses mains cet homme dangereux.
Selon Metternich, lors de sa mission diplomatique à Paris, il s'est entretenu pas moins de 20 fois avec Talleyrand et il estimait invariablement que « les intérêts mêmes de la France exigent que les puissances capables de repousser Napoléon s'unissent pour mettre un frein à son insatiable ambition ». ; La cause de Napoléon n'est plus la cause de la France ; L’Europe ne pourra finalement être sauvée que par une union la plus étroite possible entre l’Autriche et la Russie. » L'ancien ministre de l'empereur appelait à l'unité de ses ennemis ! Il a accusé le dirigeant de la dépravation de ses aspirations. À qui de tels aveux ont-ils été faits ? Un représentant d'une puissance avec laquelle l'armée française a combattu à plusieurs reprises dans le passé et combattra encore dans un avenir proche. Toute législation a toujours considéré comme criminel un tel comportement d'un fonctionnaire, même ancien.
Jusqu'où Charles Maurice est allé dans ses franches confessions à Metternich ! « Vous ne trouverez jamais quelqu’un de plus dévoué à votre cause que moi », a-t-il déclaré. Et l’ambassadeur, à juste titre, informa Johann Stadion, le ministre autrichien des Affaires étrangères, que Talleyrand avait fait de « son dévouement à la cour autrichienne sa profession ». Il s’agit d’abord de conseils, de recommandations, d’informations sur l’action de Napoléon et sa diplomatie. Ainsi, début 1806, le prince Bénévent informa Metternich que l'empereur élaborait deux projets : la division de la Turquie (le plan est réel !) et une expédition aux Indes orientales (quelque chose qui ressemble à un roman !). Mais l’Autriche doit participer à ces deux actions. « Le même jour, ils doivent entrer
Constantinople, Français, Autrichiens et Russes. » L'ambassadeur a fait confiance à son interlocuteur. Il écrit : « Il me semblait plus que probable que les données rapportées par Talleyrand correspondaient pleinement aux vues de l'empereur. » Bien sûr, à Vienne, des informations aussi inhabituelles en provenance de Paris ont suscité l'attention la plus sérieuse et la plus attentive et ont fourni une riche matière à réflexion et à des conclusions.
Une situation inhabituelle se présente : le ministre à la retraite entretient des contacts constants avec les représentants officiels étrangers accrédités auprès de l'empereur français. Le 27 décembre 1807, l'ambassadeur de Russie, le comte P. A. Tolstoï, rapporta à Saint-Pétersbourg qu'il avait consulté « à plusieurs reprises » avec Metternich Talleyrand, qu'il appelait même « l'apôtre de la paix ». L’« Apôtre », lors de conversations avec les ambassadeurs, a par exemple ouvertement condamné les déclarations anti-anglaises de Napoléon. Dans le même temps, la nature même des relations diplomatiques était inhabituelle. D'une part, les diplomates russes et français, représentant les États liés par les accords de Tilsit et présents à la veille de la réunion d'Erfurt, se sont rencontrés et ont échangé leurs opinions, et, d'autre part, le prince autrichien, dont le pays est bientôt de nouveau entré dans le guerre avec la France et la Russie.
Talleyrand ne se laisse pas arrêter par la possibilité réelle d’une nouvelle explosion de colère impériale. Napoléon se méfie des liens étroits de l'ex-ministre avec l'ambassadeur de Russie. « Ce Tolstoï est imprégné de toutes les idées du faubourg Saint-Germain et de tous les préjugés pré-Toplandais de la vieille cour de Pétersbourg. En France, il ne voit que de l'ambition et pleure au plus profond de son âme le changement de ligne politique de la Russie, notamment le changement par rapport à l'Angleterre. C'est peut-être une personne très laïque, mais sa stupidité me fait pitié de Morkov. Avec cela, il était possible d'accélérer ; il comprenait les choses. Mais celui-ci est tout simplement timide. »9 Quelle image étonnante : Napoléon en conversation avec Caulaincourt, avec un mot gentil en souvenir d'A.I. Morkov, dont il a lui-même demandé le rappel. Avant cela, les difficultés dans les relations russo-françaises étaient compliquées par les actions de S. A. Kolychev. Et enfin, P. A. Tolstoï, qui n'approuvait pas l'alliance avec la France, est venu dans la capitale française.
Ainsi, pendant de nombreuses années, le dignitaire Saint-Pétersbourg envoya à Paris des représentants officiels profondément hostiles au pays avec lequel le service diplomatique était obligé de renforcer ses relations. Il ne peut y avoir qu’une seule explication. Quelque part dans l'âme et l'esprit du tsar et de ses plus proches collaborateurs, vivaient toujours la haine de la Révolution française et les souvenirs effrayants de Louis XVI et de Marie-Antoinette exécutés par le peuple, alors que la dictature jacobine faisait déjà partie de l'histoire et d'un régime monarchique. existait en France.
Le général Piotr Alexandrovitch Tolstoï, militaire de carrière, participant aux opérations militaires de l’armée russe contre les Français, était véritablement hostile à la politique de Tilsit du tsar. L'offre d'aller à Paris le retrouve dans son domaine ancestral et le mène presque au désespoir. Le Comte dut subir une révolution familiale. Sa femme le suppliait à genoux de ne pas aller vers « l’ennemi du genre humain ». Mais Alexandre Ier insista, soulignant que sous Napoléon, il n'avait pas besoin d'un diplomate, mais d'un « militaire courageux et dévoué ». Tolstoï accepta à contrecœur. "Le renforcement de l'accord de Tilsit a été confié à un diplomate incompétent et hostile au nouveau système politique", écrit N.K. Schilder, célèbre historien russe. Et il note : « Metternich a mis du temps à apprécier immédiatement l’ambassadeur de Russie. » Talleyrand s'est également révélé perspicace, se trompant rarement dans son appréciation des personnes qu'il rencontrait. Ainsi s’est formée une sorte d’alliance antibonapartiste entre l’ancien ministre et deux ambassadeurs étrangers influents.
L'ancienne ville d'Erfurt, sur la rivière Gera (aujourd'hui territoire de la RDA), appartenait à la Prusse, mais après sa défaite militaire, elle devint le butin militaire de Napoléon. Erfurt n’était pas du tout préparée au rôle de capitale mondiale. Les rues sinueuses et mal pavées n'étaient pas éclairées le soir. Les petites maisons étroites avec de belles façades en stuc ne convenaient absolument pas aux personnalités éminentes. La population est également effrayée par l'invasion des soldats du maréchal Charles Nicolas Oudinot, puis de toute une armée de fonctionnaires et d'ouvriers. Mais bientôt, beaucoup de choses ont changé. Le mobilier du palais princier fut remplacé, des statues, des tableaux, des vases et des tapisseries furent apportés ; le nouveau papier peint éclairé d'aigles et d'abeilles napoléoniens. Le théâtre doré de la cour, autrefois utilisé comme grange, étincelait. De nombreuses maisons sont devenues comme des palais. Tous les appartements étaient surpeuplés. Les chambres de 20 hôtels urbains ont été littéralement occupées par une bagarre.
Je le ferais toujours ! Un flot de rois, ducs, princes, hauts fonctionnaires, maréchaux, généraux et diplomates affluèrent dans une petite ville prussienne où se préparait une rencontre entre les deux peuples les plus puissants d'Europe. L'un d'eux, Napoléon, en avait particulièrement besoin. Les défaites des troupes françaises en Espagne ont miné son prestige et affaibli la position internationale de la France. A Vienne, ils se ragaillardirent et commencèrent à s'armer frénétiquement. Dans de telles conditions, une nouvelle démonstration de la force de l'alliance franco-russe acquiert une signification particulière pour Napoléon. Au nom de cet objectif, il n’a épargné ni temps ni argent.
Mais pourquoi l'empereur a-t-il invité à Erfurt son ancien ministre, dont il ne pouvait s'empêcher de connaître le front ? Le tribunal ne disposait pas encore d'éléments permettant de porter des accusations graves contre Talleyrand. Napoléon était au courant de ses rencontres avec des diplomates étrangers à Paris et, dans une certaine mesure, les sanctionnait. Ainsi, le prince Bénévent reçut une couverture officielle, qu'il utilisa adroitement pour critiquer la politique impériale. Talleyrand restait d'ailleurs un grand chambellan et il remplissait superbement ses fonctions. Le plan de Napoléon se réalisa. Erfurt est devenue une ville de célébrations, de spectacles et de bals sans fin. Le pouvoir du souverain français reçut une autre confirmation visible.
Mais les principales considérations pour Napoléon étaient bien entendu des considérations politiques. Il appréciait l'expérience de Talleyrand, sa capacité à préparer et à éditer les documents les plus importants et son art inhérent des manœuvres diplomatiques. En outre, l'ex-ministre a participé à la réunion de Tilsit, connaissait personnellement le tsar et son entourage et entretenait des relations amicales avec l'ambassadeur à Saint-Pétersbourg Caulaincourt. Talleyrand prend connaissance de sa correspondance au nom de l'empereur. Désormais, il était au courant de tout et pouvait agir en fonction de la situation.
La place la plus importante lors de la réunion d'Erfurt (27 septembre-14 octobre 1808) fut occupée par la question autrichienne. L'objectif de Napoléon était d'intimider l'Autriche et de parvenir à son désarmement. La position du tsar était fondamentalement différente. Avant de partir pour la ville hanséatique, il a promis à sa mère Maria Feodorovna de « sauver l'Autriche ». Et la discussion sur le problème autrichien s’est déroulée dans une atmosphère tendue. Sans recevoir de concessions, Napoléon perd son sang-froid. Il y eut un moment où il jeta son chapeau par terre et le piétinait furieusement avec ses pieds. Alexandre le regarda avec un sourire, resta silencieux puis dit calmement : « Tu es dur, mais je suis têtu : avec moi tu n'obtiendras rien avec colère. Parlons ou raisonnons. Sinon, je pars. » Et il se dirigea vers les portes.
Le tsar ne souhaitait pas le désarmement de l'Autriche et fit seulement une promesse verbale de promouvoir la reconnaissance du « nouvel ordre des choses » en Espagne par la cour autrichienne. « Toutes les courtoisies, toutes les propositions et toutes les impulsions de Napoléon sont restées vaines ; Avant de quitter Erfurt, l'empereur Alexandre écrivit une lettre manuscrite à l'empereur d'Autriche, dans laquelle il le rassurait sur les craintes que lui inspirait la réunion d'Erfurt. Ce fut le dernier service que j'ai rendu à l'Europe sous Napoléon, et, à mon avis, c'était un service pour lui personnellement », écrit Talleyrand dans ses Mémoires.
Une faveur à l'Europe ? Une faveur pour Napoléon personnellement ? Que voulait dire l’ancien ministre des Affaires étrangères ? Il se dirigeait vers Erfurt avec la ferme intention de soutenir l'Autriche contre les machinations napoléoniennes. Talleyrand espérait d'abord influencer le roi, en utilisant à la fois ses relations personnelles avec lui et l'aide de Caulaincourt, avec qui il entretenait des relations amicales et de confiance. Et l'ambassadeur de France a été courtisé à Saint-Pétersbourg. Il participait régulièrement aux bals de cour, aux cérémonies, aux réceptions et aux soirées intimes. Caulaincourt donne des conseils militaires au roi. Il a même refusé d'accepter un agent des renseignements français. Napoléon, furieux, dit sèchement à son représentant : « Vous êtes en Russie et vous y restez Français. » Il affirmait même que Caulaincourt était « plus un courtisan de l’empereur Alexandre qu’un ambassadeur de France ». Mais Napoléon n'a pas voulu changer de représentant pendant longtemps. De lui provenaient des informations précieuses, principalement militaires.
À partir de décembre 1807, lorsque Caulaincourt commença à exercer ses fonctions dans la capitale russe, Talleyrand correspondit constamment avec lui. Mais sur les questions principales, les positions des deux diplomates étaient proches. Tous deux pensaient que l’empereur devait abandonner ses conquêtes et ramener le pays à ses frontières naturelles. Cependant, la politique n’est pas le seul domaine dans lequel des personnes partageant les mêmes idées ont trouvé un langage commun. Ils se sont également unis pour résoudre un problème personnel qui était d’une importance vitale pour Caulaincourt. Il a longtemps et fidèlement aimé Adrienne de Canisi, représentante d'une vieille famille noble de Normandie, mariée à l'âge de 13 ans. Elle a rendu la pareille. Les amoureux rêvaient de fonder leur propre famille. Mais l'empereur, qui songeait lui-même à divorcer à cette époque, ne voulait pas qu'une femme divorcée soit à sa cour. C’était loin d’être le premier cas de tyrannie autocratique. Cependant, à la demande de Talleyrand, Napoléon reçut de Canisy à deux reprises. Il y avait de l'espoir d'une résolution réussie de ses affaires familiales. Caulaincourt était content et remerciait Charles Maurice. Ils se sont rencontrés en amis à Erfurt.
Talleyrand fait part à Metternich de « son influence illimitée » sur Caulaincourt. Apparemment, il y avait du vrai dans ces mots. À tout le moins, l'ambassadeur a contribué au rapprochement de l'ancien ministre avec P. A. Tolstoï et, surtout, à ses rencontres avec le tsar. Selon Talleyrand, Caulaincourt « a inspiré la confiance de l’empereur Alexandre en lui-même et lui a fait confiance en moi aussi ». A Erfurt, le prince Beneventskin voyait le tsar presque tous les jours, après chaque représentation, chez la princesse Thurn et Taxis. C'est ici qu'il déclara (tous les historiens se réfèrent à une seule source - les mémoires de K. Metternich) à l'autocrate russe : « Monsieur, pourquoi êtes-vous venu ici ? Vous devez sauver l’Europe, et vous n’y parviendrez qu’en repoussant Napoléon. » Talleyrand critique sa politique, soulignant que « le Rhin, les Alpes, les Pyrénées sont les conquêtes de la France, le reste sont les conquêtes de l'empereur ». C'était la même idée sur les frontières naturelles de l'État français, excluant toute expansion, même mineure, de son territoire au détriment des autres pays.
Peut-on parler de trahison de Talleyrand ? Oui définitivement. En tant que confident de Napoléon lors de la réunion d'Erfurt, il a appelé les puissances alliées à combattre la France. Il n'est pas difficile d'imaginer la surprise du tsar lorsqu'il entendit les discours séditieux de la bouche de l'un des personnages les plus proches de Napoléon - Talleyrand, qui dirigea le service diplomatique français pendant huit ans et vint dans la ville prussienne dans le but de renforcer la coopération entre les deux empires. Il se passait quelque chose d’étrange dans l’État français ! Des fissures évidentes sont apparues dans ses fondations. Une seule conclusion s'impose : le tsar doit adopter des positions fermes et ne pas céder face à l'empereur français.
Selon l'opinion répandue dans la littérature historique, Talleyrand a déterminé les positions d'Alexandre Ier et de son entourage dans les négociations avec Napoléon. C'est sans aucun doute une exagération. Même avant les révélations du grand chambellan, la diplomatie russe n'avait pas l'intention de livrer l'Autriche aux maréchaux napoléoniens. La sécurité de l’État russe exigeait la préservation et le renforcement de l’Autriche. Le comportement de Talleyrand n'a fait que renforcer le roi dans l'opinion qu'il s'était formée auparavant, avant la réunion d'Erfurt.
Talleyrand défendit les intérêts autrichiens avec le dévouement d'un fidèle serviteur de François Ier. Il discutait régulièrement de ses actions avec le représentant officieux de l'Autriche à Erfurt, le général Karl Vincent. La discussion a porté principalement sur le projet de convention russo-française préparé par Talleyrand, auquel Napoléon a apporté deux amendements fondamentaux. L’un d’eux donnait à l’empereur français le droit d’être juge dans l’affaire de la déclaration de guerre de la Russie à l’Autriche, l’autre prévoyait le déploiement d’un corps russe dans la zone de la frontière autrichienne. Le prince de Bénévent persuada le tsar de supprimer du texte « tout ce qui concerne l'Autriche ». Caulaincourt a également insisté là-dessus. De ce fait, les amendements de Napoléon n’ont pas vu le jour. « Faisant rapport » à Metternich à Paris sur les résultats de la réunion d'Erfurt, Talleyrand a déclaré que depuis la bataille d'Austerlitz, les relations de la Russie avec l'Autriche n'avaient jamais été « plus favorables », et à Saint-Pétersbourg Caulaincourt, « entièrement dévoué à mes intérêts politiques ». point de vue (l'ex-ministre) ", soutiendra toutes les démarches de l'ambassadeur d'Autriche visant à rétablir des relations étroites russo-autrichiennes. En soutenant la cour viennoise, Talleyrand provoque une nouvelle guerre entre l'Autriche et la France. Bientôt, cela s'est produit.
A Erfurt, Napoléon décide de divorcer de Joséphine et charge Talleyrand de discuter avec le tsar de la possibilité d'épouser l'une des grandes-duchesses russes. « J'avoue que les nouveaux liens entre la France et la Russie me paraissaient dangereux pour l'Europe. À mon avis, il fallait seulement parvenir à la reconnaissance de l'idée de cette alliance matrimoniale pour satisfaire Napoléon, mais en même temps introduire de telles réserves qui compliqueraient sa mise en œuvre. Tout l’art que je considérais nécessaire d’utiliser s’est avéré inutile avec l’empereur Alexandre. Il m’a compris dès le premier mot et m’a compris exactement comme je le voulais », écrit Talleyrand.
Le roi demanda un délai de réponse. Puis un deuxième délai – de dix jours. Il s'agissait de la main d'Anna, qui avait à peine 14 ans. Ils ont demandé l'avis de sa sœur aînée, la grande-duchesse Ekaterina Pavlovna. Elle a accepté, mais a considéré l'âge d'Anna comme un obstacle majeur. Puis à Saint-Pétersbourg, ils commencèrent à exiler l'Impératrice Mère, qui ne donna pas de réponse définitive. Et en conclusion, le refus poli mais définitif d’Alexandre a suivi.
Talleyrand affirmait qu'il était tombé en disgrâce auprès de Napoléon en raison de son opposition à son mariage avec la grande-duchesse de Russie. De la pure fiction ! Napoléon ne savait rien du comportement fourbe de son « confident » à Erfurt. Après cela, beaucoup de temps s'est écoulé. Début janvier 1810, dans une conversation avec l'empereur, Talleyrand le pousse énergiquement vers un mariage autrichien. Le 28 janvier, lors d'un conseil extraordinaire aux Tuileries, Talleyrand soutient énergiquement l'orateur officiel qu'il a inspiré, arguant que le mariage de Napoléon avec la cousine-petite-fille de Marie-Antoinette, qui a mis sa tête sur la guillotine, justifierait la France aux yeux de l'Europe et contribuerait à la création d'une union franco-autrichienne.
Le tsar appréciait les déclarations franches du grand chambellan, qui auraient pu lui coûter la tête si Napoléon les avait connues. Avec son ministre des Affaires étrangères N.P. Rumyantsev, Alexandre considérait Talleyrand comme l'une des personnes qui jouissaient de sa totale confiance. Le prince Beneventsky établit des relations amicales avec Rumyantsev, arrivé à Paris en octobre 1808 pour des négociations de paix avec des représentants du gouvernement anglais. A Londres, l’initiative russe n’a pas été soutenue. Cependant, Roumiantsev est resté dans la capitale française pendant plus de trois mois et demi. Il informa le tsar qu'il était « très heureux de la confiance » que lui avait témoignée Talleyrand, la seule personne à Paris avec laquelle il était étroitement associé.
Bien entendu, la Russie et la France étaient des puissances alliées. Mais les informations échangées entre les deux ministres – anciens et actuels – dépassaient largement le cadre des relations diplomatiques officielles et étaient par essence hostiles à Napoléon. Dans le plus grand secret, Talleyrand présenta à Rumiantsev les lettres alarmantes du général Gérard Duroc venu d'Espagne et nota que Napoléon dans ce pays devait encore « surmonter d'énormes difficultés ». Sa sœur, la duchesse de Toscane, a peint la position de l'empereur français sur des tons sombres, en parlant des manifestations anti-françaises en Italie. Le grand chambellan montra au ministre russe le pamphlet de Pedro Cevallos, hostile à Naloléon, qu'il avait reçu de Fouché. Ainsi, la coloration des informations transmises par Talleyrand à Roumyantsev ne faisait aucun doute : elles étaient nettement antibonapartistes.
Talleyrand s'intéresse aux affaires autrichiennes. Et il savait bien qu’ils faisaient l’objet des conversations de Roumyantsev avec Napoléon. Il attaqua les Autrichiens, exigea leur désarmement, déclara d'un ton menaçant : « L'Autriche veut une gifle, je la lui donnerai sur les deux joues » ; "Je vais battre l'Autriche avec de la mélasse." L'empereur « a clairement fait savoir à plusieurs reprises qu'il devait être enclin à la guerre avec l'Autriche », rapporta Roumiantsev à Alexandre Ier. Dois-je dire à quel point ces informations reçues de Talleyrand étaient intéressantes pour Metternich ?
Et pas seulement pour l'ambassadeur d'Autriche. Cette information est sans doute parvenue à la connaissance de Talleyrand et du ministre de la Police Joseph Fouché. « Actuellement, ils ont les mêmes objectifs et les mêmes moyens pour les atteindre », rapportait Metternich à Vienne le 4 décembre 1808. Il estime que Talleyrand a besoin de « l’assistance active » de Fouché, et ce dernier est attiré par les conceptions politiques du prince. Le rapprochement de deux hommes d’État qui ne s’étaient même pas parlé depuis longtemps a fait sensation. C'était l'expression de graves virages antibonapartistes dans les cercles de la grande bourgeoisie et de la nouvelle aristocratie, effrayés par l'aventurisme du « Corse », dont le rêve inaccessible était la domination mondiale.
Il est généralement admis que Talleyrand et Fouché se situent à deux pôles extrêmes, représentant, selon les mots de Dafa Cooper, « un contraste remarquable ». C’est une exagération, même si les différences sont sans aucun doute significatives. Charles Maurice est né dans une famille de nobles héréditaires, Joseph dans une famille de marchands et de marins. Le premier devint évêque et, s'il le souhaitait, pouvait recevoir un chapeau de cardinal ; le second accéda à une position modeste dans la congrégation des Oratoriens, qui s'occupait de l'enseignement catholique en France, en tant que professeur monastique, professeur de mathématiques et de physique. Talleyrand était aimable, raffiné et poli. Ses nombreuses histoires d'amour, souvent exagérées et exagérées par la rumeur, lui valent une réputation de favori du beau sexe. Les fouchés environnants le voyaient différemment. Mince, presque éthéré, avec des traits nets d'un visage étroit et osseux et des yeux froids, généralement habillé avec désinvolture, il faisait une impression désagréable et repoussante. Mais il avait les vertus d’un mari fidèle à une femme laide et d’un père tendre. Durant les années de la révolution, l'ancien évêque d'Autun faisait de la politique pure et gagnait de l'argent. Il n'a pas eu de sang sur les mains. Mais l'ancien professeur de l'Oratorien vota d'abord l'exécution de Louis XVI, puis tira impitoyablement au canon et envoya à la guillotine les citoyens rebelles de Lyon, afin qu'ils, comme on disait alors, « jettent leur tête dans des paniers ».
Les différences entre deux personnes sont considérables ! Mais beaucoup de choses les ont rapprochés. Tous deux devinrent millionnaires et représentants de la nouvelle aristocratie napoléonienne : l'un était prince de Bénévent, l'autre était duc d'Otrante. Tous deux occupèrent les postes ministériels les plus importants et d’autres postes gouvernementaux et devinrent membres du cercle restreint de l’empereur. Talleyrand et Fouché accordaient avant tout de l’argent et du pouvoir réel. À cette fin, ils ont maîtrisé l’art humiliant de s’adapter sans se plaindre aux goûts, aux opinions et aux intentions du dictateur, d’une patience indifférente et sans limites, et ont appris à endurer en silence les insultes les plus grossières. Les ennemis-amis étaient d'éminents metteurs en scène et acteurs de pièces politiques. À propos de l'un d'eux, Napoléon disait : « L'intrigue était à Fouché aussi nécessaire que la nourriture : il intriguait toujours, partout, de toutes les manières et avec tout le monde. » Ces mots ne s'appliquent-ils pas tout à fait à Talleyrand ?
Le 20 décembre 1808, « tout Paris » se presse lors d’une grande réception chez Talleyrand, à l’hôtel Matignon de la rue Varennes. Tout, comme d'habitude, s'est déroulé selon un ordre prédéterminé. Soudain, il fut dérangé de façon inattendue. Les regards des assistants se tournèrent avec surprise vers l'invité tardif : c'était Fouché. Le propriétaire de la maison se précipita vers lui, lui saisit le bras (« un vice fondé sur un crime », rappelons-nous les mots de Chateaubriand), et ils se promenèrent longtemps dans les salons en causant avec animation. Talleyrand et Fouché ont fait la paix ! Quelque chose de sérieux se prépare contre l'empereur, telle était l'opinion générale. "Quand une amitié aussi soudaine éclate entre un chat et un chien, cela signifie qu'elle est dirigée contre le cuisinier", a souligné Stefan Zweig.
Oui, bien sûr, l’amitié des rivaux était « dirigée contre le cuisinier ». Il ne s'agissait pas d'un complot, d'un coup d'État avec son scénario traditionnel : mouvements secrets de soldats, tirs nocturnes, exil de personnes indésirables vers des lieux reculés et insalubres. Talleyrand et Fouché étaient des gens trop prudents (jusqu'à la lâcheté) et égoïstes (jusqu'à l'adoration de soi). Metternich avait également une âme sœur. Le diplomate autrichien a parfaitement compris ses semblables et a donc écrit : « Ils sont dans la position de passagers qui, voyant la poignée du volant entre les mains d'un timonier extravagant, capable de faire chavirer le navire sur des récifs qu'il trouve sans en cas de besoin, sont alors prêts à prendre les rênes du pouvoir en main, lorsque la menace pour leur propre salut sera plus grande qu'auparavant, et à ce moment-là, enfin, où le premier coup porté sur le navire renversera le timonier. lui-même." C’est dit avec justesse et précision !
Certes, les amis ne s'attendaient pas à la « chute du timonier », mais à sa possible mort en Espagne, d'où Napoléon partit le 29 octobre, dix jours après son retour d'Erfurt. Ses maréchaux et généraux ne sont-ils pas morts sur le champ de bataille ? Il suffit de rappeler les noms de Sulkowski et Muiron, Joubert et Deze. Pendant la guerre populaire, l'empereur aurait pu être pris dans une embuscade non seulement par une balle perdue, mais aussi par le couteau d'un patriote espagnol. Il fallait réfléchir sérieusement et en temps opportun à l'héritage du pouvoir (en d'autres termes, à sa propre sécurité). , son destin et ses revenus).
Talleyrand et Fouché cherchaient-ils des alliés ? Il semblait qu'ils avaient des opportunités considérables pour cela. La crise du régime a donné naissance à de nombreux fronts. Même des proches de Napoléon, comme son ami de jeunesse, le ministre permanent de la Marine Denis Decret, et les maréchaux Jean Jourdan et Jean Lannes, exprimèrent dans un cercle restreint leur mécontentement et leur inquiétude. Mais le choix s'est porté sur Joachim Murat. Fouché entretenait avec lui des relations amicales. Talleyrand espérait exploiter les faiblesses de Murat et de son épouse Caroline, sœur de Bonaparte : leur vanité exorbitante, leur soif insatiable de pouvoir et d'argent.
La tâche de Murat était de partir pour Paris au premier signal. Mais la lettre que lui envoie Talleyrand tombe entre les mains d'Eugène Beauharnais, vice-roi d'Italie, fils de Joséphine. Il est prévenu par le chef des Postes, Antoine Lavalette, ancien adjudant de Napoléon, marié à sa nièce (un mariage heureux : en 1815, après « cent jours », elle sauve la vie de son mari, condamné à mort ; il s'est évadé de prison dans ses vêtements). Madrid reçut des informations alarmantes de l'archichancelier Cambasares et même de la Mère Impératrice.
Aux difficultés internes se sont ajoutées les difficultés extérieures. Le roi de Bavière informa les Français de nouvelles données sur l'armement de l'Autriche et la mobilisation de la Landswehr. L'Empire autrichien se préparait rapidement à la guerre. Dans de telles conditions, Napoléon décide de manière inattendue de retourner à Paris.
Le 16 janvier 1809, l'empereur quitta Valladolid et déjà le 23 janvier à 8 heures du matin il arriva aux Tuileries. Un coup de canon aux Invalides avertit les Parisiens de son arrivée. Bientôt, la vie du palais semblait avoir repris sa routine habituelle et il n'y avait aucun signe de tempête. Mais la tempête éclata.
Le samedi 28 janvier, Napoléon convoque les trois plus hauts dignitaires de l'Empire - Cabazares, Lebrun, Talleyrand et deux ministres - Fouché et Decre. Il dit d'abord que son entourage devait être le porte-parole de ses pensées et de ses intentions (la trahison se produit déjà au moment où l'on commence à douter de quoi que ce soit !), puis il déchaîna un flot de malédictions grossières sur Talleyrand.
« Tu es un voleur, un scélérat, un homme sans foi, toi. ne croyez pas en Dieu; vous n'avez pas rempli votre devoir toute votre vie, vous avez trahi, trompé tout le monde ; rien n'est sacré pour toi, tu vendrais ton père. Talleyrand restait silencieux, immobile, appuyé sur ses coudes, épargnant sa jambe douloureuse. Une pâleur mortelle lui couvrait les joues. Et l'empereur l'accuse d'avoir provoqué la guerre d'Espagne, du sort tragique du duc d'Enghien. "Quels sont vos plans? Que veux-tu? Qu'espérez-vous ? Osez le dire ! Tu mérites d'être brisé comme un verre par moi ! J’en suis capable, mais je vous méprise trop pour m’en soucier », tonna la voix irritée de Napoléon. Silencieusement, le prince Beneventsky se dirigea lentement vers la sortie. Ils ont affirmé qu’il n’avait murmuré qu’une seule phrase entre ses dents : « Quel dommage qu’un si grand homme ait été si mal élevé ». Talleyrand devait être arrêté ou exilé. Rien de tel ne s’est produit. Pour des raisons inexplicables, l’empereur a épargné son ancien ministre. Il lui ôta seulement le titre de Grand Chambellan. Mais la vengeance de l'aristocrate offensé était infiniment plus insidieuse et dangereuse.
Talleyrand est devenu un agent autrichien rémunéré. Le 29 janvier déjà, il rendait visite à Metternich et lui disait qu'il « considérait qu'il était de son devoir d'entrer en relations directes avec l'Autriche ». L’ancien ministre a soulevé sans détour la question des salaires des espions. L'ambassadeur d'Autriche s'est immédiatement tourné vers Vienne pour lui demander de lui envoyer 300 à 400 000 francs. « Aussi importante que puisse paraître cette somme, elle est nettement inférieure aux sacrifices auxquels nous sommes habitués, et les résultats de son utilisation peuvent être énormes », a écrit Metternich.
A Vienne, les informations venues de Paris donnaient l'impression d'une bombe qui explosait. Il est vrai que Talleyrand a été payé ici plus d'une fois - et largement -. Mais il n’avait jamais été vu auparavant dans le rôle pathétique d’un espion permanent à plein temps. C'était quelque chose de nouveau ! Au cas où, ils ont d'abord décidé de ne payer que 100 000 francs, mais en même temps ils ont dit que le domestique avait carte blanche et qu'il ne fallait pas hésiter à dépenser, « s'il s'agit de services réels et significatifs, et non de vaines promesses. .» Il est vite devenu évident que les services coûtaient de l’argent, et beaucoup d’argent.
Le 1er février, Talleyrand informe Metternich que le général Oudinot a reçu l'ordre de marcher avec ses troupes en direction d'Augsbourg et d'Ingolstadt. Il conseilla aux Autrichiens de se préparer à la guerre et, surtout, de « ne pas perdre de temps », car « toute illusion serait criminelle ». En mars, de la même source, Metternich reçut la dernière dislocation de l'armée française, une description détaillée de l'état de toutes ses unités, d'autres données militaires très précises, des rapports de Caulaincourt de Saint-Pétersbourg et d'Andreossi de Vienne. Dans le même temps, l'employeur et son agent rémunéré ont convenu qu'en cas de guerre franco-autrichienne, ils utiliseraient Francfort, où régnait le prince-primat (la plus haute fonction politique et religieuse) Karl Dahlberg, pour communiquer.
Cette fois, la guerre avec l'Autriche apporta bien des surprises à Napoléon. Après son début, en avril 1809, les Autrichiens remportèrent de nombreuses victoires, occupèrent Munich et Ratisbonne et battirent l'armée française en mai près d'Aspern et d'Essling. Cependant, l'issue de la guerre se décide en faveur de la France en juillet à la suite de la célèbre bataille de Wagram.
Le 14 octobre, un traité de paix a été signé à Vienne, selon lequel l'Autriche a perdu ses provinces du sud-ouest et de l'est, a payé une indemnité de 85 millions de francs et a réduit son armée à 150 000 personnes. Le traité s'appliquait également à la Russie en tant qu'alliée de la France.
Mais les relations entre alliés laissaient beaucoup à désirer. Ils traversaient une autre crise. Le tsar et son entourage ne voulaient pas mener d'opérations offensives actives contre les Autrichiens. Armée du général S. f. Golitsyna s'est lentement déplacée sur le territoire de la Galice. Napoléon était indigné par une telle tactique dont il comprenait parfaitement le sens. Mais Alexandre, je croyais que c'était de l'irritation. à Paris vaut mieux que « si nous étions trop désireux d’aider à détruire l’Autriche ». Le renforcement de l'Empire napoléonien inquiétait le ministre de la Guerre M.B. Barclay de Tolly et A.N. Parmi la noblesse, les hauts responsables militaires et les hauts fonctionnaires ainsi que d’autres couches de la société russe, le mécontentement à l’égard de l’alliance avec Napoléon grandissait.
Mais il y avait un autre mouvement qui envisageait de maintenir la coopération avec la France « pour le moment, bénéfique et nécessaire à la paix de l'empire » (paroles de A. B. Kurakin, qui remplaça P. A. Tolstoï comme ambassadeur de Russie à Paris en novembre 1808). Les mêmes opinions étaient partagées par le ministre des Affaires étrangères N.P. Rumyantsev, célèbre réformateur, confident et conseiller d'Alexandre Ier, M.M. Speransky, qui a eu une grande influence sur les affaires de politique étrangère. Ils entretenaient une relation de confiance avec Talleyrand. « Tout ce que vous, Prince, m'écrivez sur l'Empereur est très bon. Nous parlons souvent de vous dans nos conversations. Il apprécie grandement vos talents et estime qu'il serait très utile de les utiliser », indique la lettre de Rumiantsev datée du 14 juin 1809.
Et les diplomates russes ont utilisé les « talents » de l’ancien ministre des Affaires étrangères avec un bénéfice considérable pour eux-mêmes : sur différents problèmes, à différents moments. Une attention particulière a été accordée aux affaires autrichiennes. Ils présentaient un grand intérêt pour les deux parties. « Le prince de Bénévent ne pense pas que le renversement de l'État autrichien soit conforme aux intérêts de la France elle-même. Il estime qu'il est nécessaire de le préserver, de lui permettre de développer sa force et son prestige », rapporte A. B. Kurakin. Cette opinion après la bataille de Wagram (lettre du 16 août 1809) était partagée par Kourakine, reflétant l'ambiance qui régnait à Saint-Pétersbourg.
Talleyrand entretenait des contacts non seulement avec l'ambassadeur du tsar à Paris, mais aussi avec d'autres représentants russes, dont le capitaine (capitaine, bientôt colonel) A.I. Chernyshev, le favori et confident d'Alexandre. C'était un jeune officier énergique, courageux et beau (à Paris, les dames admiraient sa « taille de guêpe » et ses « yeux chinois »). Il servait de messager pour deux empereurs et se déplaçait souvent entre Paris et Saint-Pétersbourg. Au cours de la seule année 1809, Tchernyshev se rendit quatre fois chez Napoléon. Il a voyagé depuis Bayonne et retour, d'un bout à l'autre de l'Europe, à une vitesse fantastique pour l'époque - en 34 jours. A la bataille de Wagram, le messager royal ne quitte pas Napoléon qui le comble de faveurs.
Les portes de toutes les maisons aristocratiques de Paris s'ouvrirent à l'officier russe. Et c'était un officier du renseignement intelligent et expérimenté. Il avait ses propres agents au ministère de la Guerre et, avec leur aide, recevait et envoyait à Saint-Pétersbourg des informations détaillées sur l'emplacement des troupes de la France et de ses alliés. "Un homme habile", comme l'a écrit N.P. Rumyantsev à propos de Tchernyshev, a envoyé pendant plusieurs années les informations les plus précieuses sur les armes françaises, considérant qu'une nouvelle guerre entre la Russie et la France était inévitable. Le colonel devint particulièrement actif en 1811. Les Français réussirent cependant, bien qu'avec beaucoup de difficulté, à découvrir les relations secrètes de l'officier des renseignements russes à Paris. En février 1812, il quitte la France et participe activement à la guerre avec Napoléon, puis devient prince, adjudant général et ministre de la guerre.
Mais toutes ces métamorphoses arriveront à Tchernychev bien plus tard. Et en 1810, un jeune officier russe arrive à Talleyrand avec une lettre de recommandation de Caulaincourt. Il a été traité avec gentillesse. Il visitait souvent la maison de l'ancien ministre, dînait avec lui et Berthier (prince de Neuchâtel), directement lié aux affaires militaires. Bien entendu, les questions politiques actuelles ont été abordées. Dans ses rapports à Saint-Pétersbourg, Tchernychev accorda une attention particulière à deux conseils principaux que lui avait donnés le duc de Bénévent : rapprocher la Russie de l'Autriche et mettre fin à la guerre avec la Turquie, qui commença à la fin de 1806.
Talleyrand développa ses vues en détail lors de conversations confidentielles avec Karl Vasilyevich Nesselrode, venu à Paris en tant que conseiller de l'ambassade de Russie en mars 1810 (il fut plus tard ministre des Affaires étrangères et chancelier). Le nouveau conseiller vient trouver Talleyrand et lui dit : « Je suis arrivé de Saint-Pétersbourg ; Officiellement, je suis membre du Prince Kurakin, mais je suis accrédité auprès de vous. Je suis en correspondance privée avec l'empereur et je vous ai apporté une lettre de lui.
Ainsi, le prince Beneventsky devint conseiller et informateur du tsar par l'intermédiaire de K.V. Nesselrode et M.M. Speransky. Cette connexion revêtait une grande importance à Saint-Pétersbourg et était gardée dans un secret si strict que même l'ambassadeur A. B. Kurakin et le ministre N. P. Rumyantsev n'en connaissaient pas l'existence.
Peu de temps après son arrivée à Paris, Nesselrode envoya à Saint-Pétersbourg un document important de la chancellerie impériale - une note sur la politique française envers la Russie et demanda de l'utiliser « avec une extrême prudence, car si Caulaincourt avait reçu la moindre information à ce sujet, deux des gens auraient été abattus et cette source la plus précieuse se tarirait à jamais. Nesselrode payait généreusement ses informateurs. Il a demandé à lui transférer 30 à 40 mille francs supplémentaires via les banques Lafitte et Perego. Ce dernier jouissait d'une confiance particulière dans tout le Paris des affaires, puisque sa fille était mariée au maréchal Auguste Marmont, duc de Raguse.
Talleyrand présente au diplomate russe plusieurs notes préparées pour Napoléon. Mais ce n’était qu’un petit détail mineur de coopération. Comme l’écrivait Nesselrode, son objectif était « d’établir une correspondance directe avec l’empereur Alexandre par l’intermédiaire de M. Speransky, qui jouissait alors de toute sa confiance ». Le conseiller de l'ambassade de Russie à Paris était en réalité « accrédité » auprès du prince de Bénévent. Qu’est-ce qui explique une mesure aussi extraordinaire, exceptionnelle ? Chaque mois, la menace d’une guerre entre la France et la Russie devenait de plus en plus réelle. Le tsar et son entourage devaient développer une ligne stratégique et tactique dans une situation internationale difficile en Europe et en Asie. L'expérience et les connaissances de Talleyrand, ses informations approfondies (il reçut également des informations de Fouché), son attitude négative envers les nouveaux plans agressifs de Napoléon, ses liens de confiance avec Alexandre - toutes ces circonstances donnèrent une importance particulière aux opinions, évaluations et jugements de l'ex- Ministre des Relations Extérieures. Et il a été gardé secret de la manière la plus minutieuse possible. Dans la correspondance de Nesselrode, Talleyrand se cachait sous les surnoms de « Cousin Henri », « Ta », « Anna Ivanovna », « notre libraire », « avocat ».
Que recommande Talleyrand au tsar ? Premièrement, « faire la paix avec la Porte le plus rapidement possible et à tout prix ». Il estimait que la guerre prolongée avec les Turcs immobilisait l’armée russe, fragilisait les finances de la Russie et n’apportait « de réels bénéfices qu’à la France ». Le « cousin Henri » n’a pas hésité à utiliser des formulations extrêmes, considérant la paix avec la Turquie comme un « salut » pour l’État russe.
Deuxièmement, le prince de Bénévent conservait ses sympathies autrichiennes. Il propose de conclure une alliance défensive austro-russe aux conditions suivantes : le renoncement de la Russie aux prétentions sur la Moldavie et la Valachie, la création d'une ligne défensive allant de la mer Baltique aux frontières de la Prusse, puis à travers la Saxe jusqu'à la Bohême et l'Autriche. La violation de la zone interdite par Napoléon signifierait une guerre avec les empires autrichien et russe.
Troisièmement, Talleyrand a proposé que la diplomatie russe résolve un certain nombre de questions importantes. Parmi eux : les négociations avec l'Angleterre sur la coopération et les subventions ; le « salut » de la Prusse ; parvenir à la « confiance » dans les relations avec la Suède ; la création, sous les auspices de la Russie, d'un royaume polonais opposé à la France ; renonciation aux obligations de Tilsit ; restauration du commerce avec tous les pays.
Le « Libraire » conseille de « ne pas se montrer inquiet », de faire preuve de « fermeté et de courage dans toutes les explications avec la France » et de profiter du répit paisible pour « devenir fort ». Talleyrand a souligné la nécessité de renforcer les finances russes et s'est dit satisfait que ses idées dans ce domaine soient partagées à Saint-Pétersbourg.
Bien entendu, une place particulière dans les rapports de Nesselrode était occupée par la question des perspectives des relations russo-françaises. Il écrivait déjà en septembre 1810 : « La possibilité d’une guerre entre la Russie et la France est devenue depuis quelque temps le sujet de toutes les conversations à Paris. » « Cousin Henri » croyait qu'« une tempête éclaterait plus d'une fois pendant que la guerre en Espagne se poursuit », mais en même temps, compte tenu des énormes capacités militaires et matérielles de Napoléon, il n'excluait pas la possibilité d'opérations militaires sur deux façades. Interrogé sur le moment de l’attaque française contre la Russie, le « cousin » a donné une réponse très proche de la vérité : avril 1812.
Alors, un noble service rendu à la juste cause de la protection de la Russie contre l’agression napoléonienne ? Et aucun intérêt personnel ? Non, Taleyran était fidèle à lui-même. Dans une lettre personnelle au tsar du 15 septembre 1810, il demande un million et demi de francs en actions avec une vague promesse de restituer cette somme « dès que les circonstances changeront ». Du point de vue de l’étiquette de la cour, il s’agissait là de plus qu’une démarche manquée de tact. Dans le même document sans précédent, il demandait de transférer de l'argent au banquier Bethmann, impliqué dans des transactions financières russes et autrichiennes, et d'envoyer un message correspondant au consul général de Russie à Paris, K. I. Labensky. c'était déjà trop ! Réduisez Sa Majesté Impériale au niveau d'un simple commis. Le « cousin » sans cérémonie reçut de Saint-Pétersbourg un refus sec et sévère, et sa lettre ne fut pas brûlée, mais soigneusement conservée.
Certaines portes étaient fermées, mais l’entreprenant diplomate tentait d’en pénétrer d’autres. Peu de temps après son appel infructueux au tsar, Talleyrand suggéra à Nesselrode de soulever la question de l'introduction d'une licence de commerce avec l'Angleterre à Saint-Pétersbourg, comme l'avait fait l'initiateur du blocus continental, Napoléon. Soucieux de ses intérêts, le prince de Bénévent aimerait être le premier à recevoir plusieurs de ces licences sans indiquer les noms des navires et ceux de leurs capitaines. Cette modeste opération ne pouvait bien entendu pas compenser totalement le million et demi de francs qu'Alexandre Ier refusait de verser à Talleyrand.
A Saint-Pétersbourg, le « cousin Henri » n'a pas reçu d'argent, mais ses conseils ont été soigneusement écoutés. Peut-être ne faut-il pas surestimer leur importance. Néanmoins, il ne fait aucun doute que les actions de la diplomatie russe sur de nombreuses questions importantes ont coïncidé avec les propositions de Talleyrand, rapportées à la paroisse par Nesselrode. Le traité de paix de Bucarest, qui a mis fin à la guerre russo-turque, a été signé le 28 mai 1812 grâce aux compétences diplomatiques du maréchal M. I. Kutuzov. La Russie reçut la Bessarabie, mais rendit la Moldavie et la Valachie à la Turquie. Un accord oral secret a été conclu avec l'Autriche, selon lequel elle s'engageait à ne pas mener d'opérations militaires actives contre l'armée russe. La Prusse se limite à déplacer un corps d'observation jusqu'aux frontières. La Suède est devenue l'alliée de la Russie. Les relations diplomatiques russo-anglaises ont été rétablies. "Ma diplomatie aurait dû faire pour moi la moitié de la campagne (action militaire contre la Russie), et elle n'y a presque pas pensé", s'est plaint l'empereur français.
La guerre avec la Russie s'est terminée par une défaite écrasante pour Napoléon. "C'est le début de la fin." De telles paroles étaient attribuées à Talleyrand. Le cours des événements les a pleinement confirmés.
Talleyrand devait se produire à Vienne en 1814-1815. contre de tels opposants qui, à l'exception de Metternich et d'Alexandre, ne dépassaient pas le niveau de la routine diplomatique et pouvaient, au mieux, être considérés comme une utilité moyenne. Il n'avait pas du tout à craindre Castlereagh, par exemple, ni d'autres diplomates anglais, ni des représentants prussiens. Ces personnes étaient témoins et même participants des plus grands événements et ne comprenaient souvent pas leur vraie nature et leur signification intérieure. Ils avançaient encore péniblement dans les ornières traditionnelles du bon vieux et gracieux XVIIIe siècle. À une certaine époque, William Pitt le Jeune, qui mesurait pourtant plusieurs têtes de plus que ses successeurs, se vit reprocher par ses critiques d'avoir été hypnotisé dans la lutte contre la France par un lieu, un point géographique, avec lequel il avait se sont battus dès leur plus jeune âge, et ont négligé le changement des gens dans cet endroit et n'ont pas remarqué que dans cet endroit, dans ce Paris même, où pendant si longtemps les élégants et mièvres dandys poudrés de l'ancien régime de la cour de Versailles se sont remplacés et parlait au nom de la France, ce n'était plus un dandy poudré qui se tenait devant lui, mais Gengis Khan, et qu'il ne s'agissait plus des coupes et des coupes de terres en Inde ni du droit de pêcher la morue près de Terre-Neuve, mais de la vie et mort du royaume anglais. Or, en 1814, ce Gengis Khan venait d'être renversé après les efforts les plus désespérés de toute l'Europe, mais les hommes d'État qui se réunissaient à Vienne à l'automne 1814 pour établir une nouvelle redistribution politique des terres et des peuples ne comprenaient toujours pas vraiment l'enjeu. signification historique du sanglant vingt-cinquième anniversaire. Le diplomate moyen, l'homme politique moyen du Congrès de Vienne, comme la majorité de la classe noble d'Europe à cette époque, était enclin à penser que la révolution et Napoléon étaient une rafale soudaine, qui, heureusement, a pris fin, et maintenant il s'ensuit , après avoir enlevé les débris, réparé les dégâts, vivre comme avant. Rares sont ceux qui ont compris qu'une restauration complète de l'ancien régime principal, c'est-à-dire socio-économique, ne réussirait ni en France, où il a été détruit par la révolution, ni dans les pays où Napoléon lui a porté des coups terribles, et que par conséquent, une restauration complète ne pourrait réussir ni politiquement ni quotidiennement. Parmi les réactionnaires, seuls quelques penseurs l’ont compris et l’ont noté avec amertume. En vain Louis XVIII dit-il qu'il s'est assis sur le trône ancestral : il s'est assis et s'assied sur le trône de Bonaparte, et le trône ancestral n'est plus possible, disait avec une triste ironie Joseph de Maistre, soulignant qu'en France tout le monde social, Le système administratif et quotidien est resté sous la même forme qu'il existait sous Napoléon - seulement au sommet, à la place de l'empereur, siège le roi et il y a une constitution. Dans le domaine des relations internationales, il y avait encore plus d'illusions ; personne ne voulait prendre en compte les aspirations « nationales » qui s'éveillaient dans la bourgeoisie et le traitement sans cérémonie des peuples et des puissances entières, achetant, vendant et échangeant dans ce domaine. , à toutes ces habitudes de la diplomatie de l’ancien régime se sont ajoutés d’autres souvenirs de l’épopée napoléonienne que nous venons de vivre. Si les peuples d’Europe ont enduré et sont restés silencieux pendant le traitement que Napoléon a pratiqué, vaut-il la peine de continuer à prendre en compte leurs aspirations et leurs espoirs ?Talleyrand a montré ici avec brio ses énormes capacités diplomatiques. Pour le reste de sa vie, il a toujours désigné le Congrès de Vienne comme le lieu où il a défendu avec obstination et succès - et défendu - les intérêts de sa patrie contre toute une horde d'ennemis, et de plus, dans les conditions les plus difficiles, apparemment désespérées. , circonstances dans lesquelles il pourrait se retrouver diplomate : sans aucun pouvoir réel derrière lui à ce moment-là. La France était vaincue, épuisée par des guerres longues et sanglantes, et venait d'être envahie. Contre elle, au congrès, comme auparavant sur le champ de bataille, se dressait une coalition de toutes les puissances de premier ordre : Russie, Prusse, Autriche, Angleterre. Si ces puissances avaient réussi à maintenir au moins une certaine unité d'action au congrès, Talleyrand aurait dû se soumettre complètement. Mais le fait est que dès le premier jour de son arrivée à Vienne en septembre 1814, Talleyrand commença à tisser un réseau complexe et subtil d’intrigues visant à armer certains des opposants de la France contre ses autres adversaires. Les premiers pas ont été difficiles. Et la réputation du prince compliquait encore sa position. Il ne s'agissait pas d'appréciations générales sur la personnalité du prince Talleyrand, ni du fait qu'au congrès lui-même, ils l'avaient appelé (bien sûr, pas en face) le plus grand canal de tout le siècle, « la plus grande canaille du siècle ». .» Et il n'était pas significatif que la Vienne catholique pieuse et moralisatrice, avec tous ces monarques et dirigeants rassemblés, pour qui le mysticisme semblait à ce moment-là le meilleur antidote à la révolution, méprisait l'évêque d'Autun, qui avait trahi et vendu le catholicisme au révolutionnaires. Ce n'était même pas le plus important que, malgré toutes ses ruses, il soit obstinément considéré comme l'assassin du duc d'Enghien. Autre chose l'irritait : après tout, tous ces souverains et ministres ont eu affaire à Talleyrand pendant toute la première moitié du règne napoléonien. C'est lui qui, après les victoires napoléoniennes, officialisait toujours les pillages territoriaux et monétaires des vaincus, selon les ordres et directives de Napoléon. Jamais, pas même une seule fois, il n'a tenté de garder Napoléon ne serait-ce qu'un peu à l'écart des conflits initiaux, des guerres et des conquêtes finales. C'est lui qui a écrit les notes les plus arrogantes et les plus provocatrices qui ont provoqué la guerre ; C'est lui qui a écrit les articles les plus offensants et les plus venimeux lors d'affrontements diplomatiques, comme, par exemple, la réprimande susmentionnée adressée à l'empereur Alexandre en 1804, avec une référence directe au meurtre de Paul et une allusion à la participation d'Alexandre à cette affaire. Talleyrand était la plume obéissante et habile de Napoléon, et cette plume blessa beaucoup de ceux qui se rassemblaient alors à Vienne. Par la suite, entre autres choses, et dans ses mémoires, Talleyrand se souviendra toujours avec beaucoup d'émotion et avec un hochement de tête de reproche que Napoléon n'épargnait pas la vanité des vaincus, foulait aux pieds leur dignité humaine, etc. Il a tout à fait raison, mais il oublie d'ajouter que c'est lui-même qui fut l'exécuteur le plus efficace et le plus strict de la volonté impériale. Désormais, les représentants des pouvoirs humiliés et impitoyablement exploités depuis si longtemps, et les diplomates qui se souvenaient des cruelles piqûres qu'ils avaient endurées en silence pendant tant d'années, se trouvaient face à face avec ce noble arrogant et rusé, avec ce « scribe du tyran ». », dont le joug avait finalement été renversé. Mais, à la surprise générale, ce « scribe » s'est comporté au congrès comme s'il était le ministre non pas d'un pays vaincu, mais d'un pays victorieux, et ce n'est pas sans raison qu'Alexandre Ier, irrité, a parlé de lui en même temps dans Vienne : « Talleyrand joue ici le ministre de Louis XIV. » Talleyrand a vraiment joué artistiquement son jeu le plus difficile, presque désespéré au début. Sa tâche principale était de détruire la coalition des grandes puissances encore unies contre la France. Et au début de janvier 1815 (et il arriva au congrès à la mi-septembre 1814, ce qui signifie trois mois et demi), il réussit brillamment son œuvre. Il a même réussi à conclure un accord secret avec l'Angleterre et l'Autriche pour l'opposition commune des trois grandes puissances (France, Angleterre et Autriche) aux deux autres - la Prusse et la Russie. Le traité fut rédigé et signé le 3 janvier 1815. Ce succès diplomatique colossal entraînait un autre succès, rien de moins. La Prusse revendiquait toutes les possessions du roi saxon, que l'Europe, unie contre Napoléon, allait punir de son alliance avec Napoléon. Talleyrand n'a jamais voulu permettre un tel renforcement de la Prusse et ne l'a pas permis. La Prusse n'a reçu qu'une légère augmentation. Il n’a pas pu empêcher la Pologne d’être absorbée par la Russie, malgré tous ses efforts. Non seulement la France a conservé tout ce qu'elle avait conservé sous la Paix de Paris, mais Talleyrand n'a même pas laissé se poser la question des points que dans ce domaine certaines puissances voudraient bien reconsidérer. Talleyrand a avancé le « principe de légitimisme » comme étant un principe sur la base duquel tout droit international devrait désormais être construit. Ce « principe de légitimisme » était censé garantir fermement la France à l’intérieur des frontières qu’elle avait avant le début des guerres révolutionnaires et napoléoniennes et, bien sûr, dans cette situation, il était très bénéfique pour les Français, car ils avaient la force de ils n’ont pas réussi à résister victorieusement en cas de nouvelles guerres immédiates à ce moment-là. Les adversaires de Talleyrand étaient très indignés que lui, qui a si vite vendu la monarchie légitime, ait servi la révolution, servi Napoléon, fusillé le duc d'Enghien uniquement pour son origine « légitime », détruit et piétiné sous Napoléon avec toutes ses formalités diplomatiques et ses discours de toutes apparences. du droit international, toute notion de droits « légitimes » ou autres, - maintenant avec le regard le plus serein, avec le front le plus clair il a déclaré (par exemple, au délégué russe au Congrès de Vienne, Karl Vasilyevich Nesselrod) : « Vous parlez pour moi à propos d'un accord, - je ne peux pas conclure d'accord. Je suis heureux de ne pas pouvoir être aussi libre que vous dans mes actions. Vous êtes guidé par vos intérêts, votre volonté ; quant à moi, je suis obligé de suivre les principes - et les principes n'entrent pas en transactions (moi, je suis obligé de suivre les principes, et les principes ne transigenfc pas). Ses adversaires n'en croyaient tout simplement pas leurs oreilles lorsqu'ils apprenaient que des discours aussi durs étaient prononcés et que des morales impartiales leur étaient lues par le même prince Talleyrand, qui - comme l'a écrit le journal "Le Nain Jaune" déjà mentionné à peu près au même moment. temps - toute sa vie "vendu à tous ceux qui l'ont acheté". Ni Nesselrode, ni le délégué prussien Humboldt, ni Alexandre ne savaient que même à l'époque même du Congrès de Vienne, lorsque Talleyrand leur donnait de dures leçons de comportement moral, de loyauté envers les principes et de service religieux indéfectible au légitimisme et à la légalité, il recevait cinq millions. francs en or, du duc de Bade - un million ; Ils ne savaient pas non plus que plus tard ils liraient tous dans les mémoires de Chateaubriand que pour sa défense ardente au nom du légitimisme des droits des Bourbons napolitains au trône des Deux-Siciles, Talleyrand reçut alors, à Vienne, du prétendant Ferdinand IV six millions (selon d'autres indications, trois millions sept cent mille) et pour la commodité du transfert d'argent, il fut même si gentil et serviable qu'il envoya son secrétaire personnel Perret à Ferdinand. Mais même ici, en matière de pots-de-vin, il a agi exactement de la même manière que sous Napoléon : il n'a pas fait de choses pour des pots-de-vin qui iraient à l'encontre des intérêts de la France ou, plus largement, des principaux objectifs diplomatiques que il cherchait à réaliser. Mais il recevait en même temps de l'argent de ceux qui étaient personnellement intéressés à ce que ces objectifs soient atteints aussi rapidement et aussi complètement que possible par Talleyrand : par exemple, la France, par exemple, était directement intéressée à ce que la Prusse ne s'empare pas des possessions de l'Empire. Roi de Saxe et Talleyrand défendirent la Saxe. Mais comme le roi saxon s'y intéressait bien plus que la France, ce roi, pour stimuler la plus grande activité à Talleyrand, lui donna, de son côté, cinq millions. Et Talleyrand les prit. Et, bien sûr, il l'a pris avec la grandeur sobre et gracieuse qui l'a toujours caractérisé, avec laquelle il a accepté un jour, en 1807, un pot-de-vin de ce même roi saxon pour convaincre Napoléon de ne pas prendre la Madone Sixtine et d'autres du Galerie de Dresde, comme s'il s'agissait de tableaux malchanceux qui plaisaient à l'empereur.
Le retour de Napoléon de l'île d'Elbe et la restauration de l'empire prennent Talleyrand complètement par surprise. Récemment (en mai 1933) le livre fantastique de Ferdinand Bak « Le secret de Talleyrand » a été publié à Paris. Ce « secret », « révélé » par Buck seul, c’est que Talleyrand… a lui-même organisé la fuite de Napoléon de l’île d’Elbe. Je note ici ce livre d'amateur uniquement à titre de curiosité, pour prouver que la postérité lointaine continue de considérer Talleyrand comme capable du plan le plus étonnamment rusé et suffisamment adroit et fort pour mener à bien un tel projet. Inutile de dire qu’il n’y a même pas l’ombre d’une argumentation scientifique dans ce livre.
Après avoir restauré l'empire en mars 1815, Napoléon fait savoir à Talleyrand qu'il le reprendra au service. Mais Talleyrand resta à Vienne ; il ne croyait ni à la disposition miséricordieuse de l'empereur (qui ordonna aussitôt lors de sa nouvelle avènement de séquestrer tous les biens du prince), ni à la force du nouveau règne napoléonien. Le Congrès de Vienne était clos. Waterloo éclate et les Bourbons, et avec eux Talleyrand, rentrent en France. Les circonstances étaient telles qu'il n'était pas encore possible à Louis XVIII de se débarrasser de Talleyrand, qu'il n'aimait pas et qu'il craignait. D'ailleurs : Fouché, duc d'Otrante, dont on disait que si Talleyrand n'avait pas été au monde, il eût été l'homme le plus fourbe et le plus vicieux de tous les hommes, ce même Fouché, par nombre de manœuvres astucieuses, y parvint. même pour la première fois, il dut encore être invité dans le nouveau cabinet, bien que Fouché fût parmi les conventionnels qui votèrent pour l'exécution de Louis XVI en 1793.
Ces deux personnages, Talleyrand et Fouché, tous deux anciens clercs, tous deux ont accepté la révolution pour faire carrière, tous deux ministres du Directoire, tous deux ministres de Napoléon, tous deux ont reçu de Napoléon le titre ducal, tous deux ont gagné un million de dollars. fortune sous Napoléon, tous deux ont trahi Napoléon - et maintenant ensemble, ils sont entrés dans la fonction du monarque « le plus chrétien » et légitime, le frère de Louis exécuté. Ils s'étaient déjà bien connus auparavant et c'est pourquoi ils étaient impatients de travailler ensemble auparavant. Malgré la très grande similitude entre les deux dans le sens d'un profond mépris pour tout autre chose que les intérêts personnels et l'absence totale de tout principe restrictif dans la mise en œuvre de leurs projets, ils différaient l'un de l'autre à bien des égards. Fouché était un homme très timide et, avant le 9 thermidor, il risqua hardiment sa tête en organisant l'attaque de Robespierre et son renversement à la Convention. Pour Talleyrand, un tel comportement aurait été totalement impensable. Fouché, à l'époque de la terreur, a agi à Lyon d'une manière que n'aurait jamais osé agir Talleyrand, qui a émigré précisément parce qu'il pensait que rester dans le camp des « neutres » était dangereux dans le présent, et être un combattant actif contre la contre-révolution était dangereuse à l’avenir. Fouché avait une bonne tête, après Talleyrand, la meilleure que Napoléon ait jamais eue. L'empereur le savait, les combla tous deux de faveurs, puis les mit en disgrâce. C’est pourquoi il se souvenait souvent d’eux ensemble. Par exemple, après avoir abdiqué le trône, il a regretté de ne pas avoir eu le temps de pendre Talleyrand et Fouché. "Je laisse cette affaire aux Bourbons", - ainsi, selon la légende, a ajouté l'empereur.
Cependant, bon gré mal gré, après Waterloo et après leur deuxième retour sur le trône à l'été 1815, les Bourbons durent non seulement s'abstenir de pendre les deux ducs - Bénévent et Otrante - mais aussi les appeler à diriger la France. Poète et idéologue de la réaction noble-cléricale de l'époque, Chateaubriand ne pouvait cacher sa colère à la vue de ces deux chefs de la révolution et de l'empire, dont l'un portait le sang de Louis XVI et bien d'autres exécutés à Lyon, et l'autre le sang du duc d'Enghien. Chateaubriand était à la cour lorsque le boiteux Talleyrand, bras dessus bras dessous avec Fouché, entra dans le bureau du roi : « Tout à coup la porte s'ouvre : le vice, fondé sur le crime, entre silencieusement - M. Talleyrand, soutenu par M. Fouché ; une vision infernale passe lentement devant moi, entre dans le bureau du roi et y disparaît.
Dans ce ministère, où Talleyrand était président du conseil des ministres et Fouché ministre de la police, le général napoléonien Gouvion Saint-Cyr devint ministre de la guerre ; Il y a eu d'autres nominations similaires. Talleyrand voyait clairement que les Bourbons ne pourraient tenir le coup que si, abandonnant tous leurs griefs, ils acceptaient la révolution et l'empire comme un fait historique incontournable et énorme, et abandonnaient les rêves de l'ancien régime. Mais il vit bientôt autre chose non moins clairement : à savoir que ni le frère royal et héritier Charles, ni les enfants de ce Charles, ni toute la nuée d'émigrants revenus en France ne seraient jamais d'accord avec une telle politique, qu'ils « oublièrent rien et n’a pas appris » (le célèbre dicton de Talleyrand sur les Bourbons, souvent attribué à tort à Alexandre Ier). Il voyait qu'à la cour, un parti de réactionnaires nobles et cléricaux enragés et irréconciliables prenait le dessus, sous le règne du rêve absurde et irréalisable de détruire tout ce qui avait été fait pendant la révolution et retenu par Napoléon, c'est-à-dire qu'ils veulent que le pays du capital commercial et industriel se transforme en un pays de monarchie féodale et noble. Talleyrand a compris que ce rêve était totalement impossible à réaliser, que ces ultra-royalistes pouvaient faire rage à leur guise, mais qu'ils pouvaient sérieusement commencer à briser la nouvelle France, à briser les institutions, les ordres, les lois civiles et pénales héritées de la révolution. et de Napoléon, même juste pour soulever ouvertement cette question, peut-être en devenant complètement fou. Cependant, il commença bientôt à se rendre compte que les ultra-royalistes semblaient vraiment devenir complètement fous - du moins perdant même le peu de prudence dont ils avaient fait preuve en 1814. Le fait est que le retour soudain de Napoléon en mars 1815, son règne de cent jours et son nouveau renversement - encore une fois effectué non pas par la France, mais par une nouvelle invasion des armées européennes alliées - tous ces événements stupéfiants ont amené le noble-clérical réaction hors de son équilibre final. Ils se sont sentis gravement insultés. Comment un homme désarmé, dans la tranquillité totale du pays, a-t-il pu débarquer sur la côte sud de la France et, en trois semaines, se dirigeant continuellement vers Paris, sans tirer un seul coup de feu, sans verser une goutte de sang, conquérir la France de sa juste place. roi, chasser ce roi à l'étranger, s'asseoir à nouveau sur le trône - et rassembler à nouveau une énorme armée pour la guerre avec l'Europe ? Qui était cet homme ? Un despote qui n'a pas déposé les armes tout au long de son premier règne, qui a dévasté le pays à coup de campagnes de recrutement, un usurpateur qui n'a tenu aucun compte de personne ni de rien au monde et, surtout, un monarque dont la nouvelle accession entraînerait inévitablement immédiatement une nouvelle guerre sans fin avec l’Europe. Et aux pieds de cet homme, sans parler, sans tentative de résistance, même sans tentatives ni convictions de sa part, en mars 1815, tomba aussitôt toute la France, toute la paysannerie, toute l'armée, toute la bourgeoisie. Pas une seule main ne s’est levée pour défendre le roi « légitime », pour défendre la dynastie des Bourbons revenue au printemps 1814. Expliquer ce phénomène par la peur pour les terres acquises pendant la révolution, que nourrissait la paysannerie, par ces craintes du spectre de la résurrection du système noble, qui furent vécues non seulement par la paysannerie, mais aussi par la bourgeoisie en général. , expliquez cet incident étonnant, ces Cent Jours, par des raisons sociales générales et profondes. Les ultra-royalistes n'ont pas pu, et tout simplement n'ont pas voulu. Ils attribuaient tout ce qui arrivait précisément à la faiblesse excessive, à la complaisance et au libéralisme inapproprié du roi au cours de la première année de son règne, d'avril 1814 à mars 1815 : si donc, assuraient-ils, ils étaient parvenus à exterminer sans pitié la sédition, une « trahison » aussi générale et soudaine aurait eu lieu en mars 1815, et Napoléon aurait été capturé immédiatement après son débarquement au Cap Juan. Or à cette honte de l'exil en mars s'ajoutait la honte du retour en juin, juillet et août, après Waterloo, et cette fois réellement dans les « fourgons » de l'armée de Wellington et Blucher. La fureur des ultra-royalistes ne connaissait pas de limites. Si le roi leur résistait un peu plus et s'ils lui permettaient encore de résister, alors ce n'était qu'au premier moment : après tout, il fallait regarder autour de lui, on pouvait s'attendre à d'autres surprises. C’est la seule raison pour laquelle un gouvernement avec Talleyrand et Fouché à sa tête est devenu possible. Mais alors que de plus en plus d'armées britanniques, prussiennes, puis autrichiennes et plus tard russes affluaient en France, que les armées ennemies, cette fois pour de nombreuses années, étaient positionnées pour occuper des départements entiers et le jour de la sécurité totale pour Louis XVIII. et sa dynastie contre les nouvelles tentatives de Napoléon, ainsi que contre toute tentative révolutionnaire - la réaction extrême a levé la tête de manière décisive et a crié à la vengeance impitoyable, à l'exécution des traîtres, à la suppression et à la destruction de tout ce qui était hostile à l'ancienne dynastie.
Talleyrand comprenait où mèneraient ces folies. Et il a même fait quelques tentatives pour contenir sa frénésie. Il résista longtemps à l'établissement d'une liste de proscription de ceux qui contribuèrent au retour et à la nouvelle accession de Napoléon. Ces persécutions étaient absurdes, car la France entière soit contribuait activement, soit ne résistait pas à l'empereur et, par conséquent, lui apportait également sa contribution. Mais Fouché prit alors la parole. Ayant guillotiné ou noyé des centaines et des centaines de Lyonnais dans le Rhône en 1793 pour leur adhésion à la maison de Bourbon, votant en même temps la mort de Louis XVI, pendant des années sous Napoléon, comme ministre de la Police, fusillant des accusés, encore une fois , d'adhésion à la Maison de Bourbon - Fouché, de nouveau ministre. La police, maintenant, en 1815, insiste ardemment pour de nouvelles exécutions, mais cette fois pour engagement insuffisant envers la Maison de Bourbon. Fouché s'empressa de dresser une liste des dignitaires, généraux et particuliers les plus coupables, à son avis, qui contribuèrent principalement à la seconde avènement de Napoléon. Talleyrand protesta vivement. L'esprit policier étroit de Fouché et la furieuse vindicte de la cour royale ont triomphé de la politique plus clairvoyante de Talleyrand, qui comprenait à quel point la dynastie se ruinait, se salissant dans le sang de personnages comme, par exemple, le célèbre Le maréchal Ney, le courageux légendaire, le favori de toute l'armée, le héros de la bataille de Borodino. Talleyrand n'a réussi à sauver que quarante-trois personnes ; les cinquante-sept restantes sont restées sur la liste de Fouché. L'exécution du maréchal Ney eut lieu et devint, bien entendu, le sujet le plus gratifiant de l'agitation anti-Bourbon dans l'armée et dans tout le pays.
C'était juste le commencement. Une vague de « terreur blanche », comme on appelait alors ce mouvement (pour la première fois dans l’histoire), déferla sur la France, notamment dans le sud. Les terribles passages à tabac des révolutionnaires et des bonapartistes, et en même temps aussi des protestants (huguenots), incités par le clergé catholique, irritèrent Talleyrand, et il tenta d'entrer en combat avec eux, mais il n'était pas destiné à rester longtemps au pouvoir. . L'affaire a commencé avec Fouché. Aussi zélé que soit le ministre de la Police, les ultra-royalistes ne voulaient pas lui pardonner l'exécution de Louis XVI et tout son passé. Fouché a eu recours à une technique qui l'a souvent aidé sous Napoléon : il a présenté au roi et à son patron, c'est-à-dire le Premier ministre Talleyrand, un rapport dans lequel il tentait de les intimider avec des conspirations qui auraient existé dans le pays. Mais Talleyrand n’y croyait visiblement pas et ne le cachait même pas à son collègue. Fouché semblait voir clair dans Talleyrand, mais Talleyrand voyait clair dans le rusé ministre de la Police. Talleyrand considère, d'une part, que la politique de répression et de persécution que Fouché veut mener dans le seul but de plaire aux ultra-royalistes et de conserver le portefeuille ministériel est absurde et dangereuse ; deuxièmement, il voyait bien que de toute façon il n'en sortirait rien, que les ultra-royalistes détestaient trop Fouché, couverts du sang de leurs parents et amis, et que le bureau dans lequel se trouvait le « régicide » Fouché ne pouvait pas être fort. face à des réjouissances frénétiques totales, une réaction noble et une agitation cléricale militante. Pour toutes ces raisons, le duc de Bénévent souhaitait résolument se débarrasser du duc d'Otrante. De manière tout à fait inattendue pour lui, Fouché fut nommé envoyé français en Saxe. Il part pour Dresde. Mais, après avoir jeté ce lest, Talleyrand n'est toujours pas sauvé du naufrage. Cinq jours exactement après la nomination de Fouché à Dresde, Talleyrand entame avec le roi une conversation de principe longuement préparée. Il voulait demander au roi une liberté d'action pour lutter contre les excès insensés du parti extrémiste réactionnaire, qui sapaient clairement toute confiance dans la dynastie. Il termine son discours par un ultimatum impressionnant : si Sa Majesté refuse au ministère son plein soutien « contre tous ceux » contre qui il en aura besoin, alors lui, Talleyrand, démissionnera. Et soudain, le roi donna une réponse inattendue : « D'accord, je nommerai un autre ministère. Cela se passa le 24 septembre 1815 et mit fin à la carrière du prince Talleyrand pendant quinze ans. Pour le ministre si brutalement limogé, ce fut une surprise totale, contrairement à tout ce qu'il écrit dans ses mémoires, donnant à sa démission l'apparence d'une sorte d'exploit patriotique et la reliant, sans raison apparente, aux relations de la France avec ses vainqueurs. Là n’était pas la question, et Talleyrand, bien sûr, comprenait mieux que quiconque la racine de l’événement. Louis XVIII, vieux, malade, immobile et goutteux, ne souhaitait qu'une chose : ne pas s'exiler une troisième fois, mourir paisiblement en roi et dans le palais royal. Il était si intelligent qu’il comprit la justesse des vues de Talleyrand et le danger que représentait pour la dynastie la terreur blanche et les cris et actes insensés du parti ultra-réactionnaire. Mais il lui fallait au moins suffisamment tenir compte de ce parti pour ne pas l'irriter avec des collaborateurs comme Fouché ou Talleyrand. Une politique semblable à celle de Talleyrand était nécessaire, mais elle ne pouvait pas être menée par les mains de Talleyrand. Talleyrand ne voulait pas remarquer qu'il était lui-même haï plus encore que Fouché, que la majorité des ultra-royalistes (et la majorité de tous les autres partis) répétaient volontiers les paroles de Joseph de Maistre : « De ces deux personnes, Talleyrand est le plus criminel que Fouché. Si Fouché était un lest supplémentaire pour Talleyrand, alors Talleyrand lui-même était un lest supplémentaire pour le roi Louis XVIII. C'est pourquoi Fouché n'était pas encore parti pour Dresde, que Talleyrand, qui l'avait renvoyé, se trouva jeté par-dessus bord. A sa retraite, il reçut le titre judiciaire de Grand Chambellan, avec un salaire de cent mille francs-or par an et avec « l'obligation » de faire ce qu'il voulait et de vivre où il voulait. Mais il possédait également ce titre sous Napoléon (avec tous ses autres grades et titres), et sous Napoléon ces fonctions étaient tout aussi peu lourdes et étaient encore plus généreusement payées.
Talleyrand se retire dans la vie privée. Une richesse énorme, un magnifique château, un magnifique palais dans la ville, le luxe royal de la vie, voilà ce qui l'attendait à la fin de ses jours. L'oisiveté ne lui pesait pas beaucoup. Il n’a jamais aimé le travail. Il a donné des conseils à ses subordonnés au sein du ministère, à ses ambassadeurs et enfin à ses ministres lorsqu'il était premier ministre. Il donne des conseils aux souverains qu'il sert : Napoléon, Louis XVIII ; je l’ai fait lors de conversations intimes en face à face. Il menait ses négociations et ses intrigues diplomatiques tantôt à table, tantôt au bal, tantôt pendant une pause dans une partie de cartes ; il a obtenu les principaux résultats précisément dans différentes circonstances de la vie laïque et remplie de divertissements qu'il a toujours menée. Mais le travail bureaucratique quotidien et âpre lui était inconnu et inutile. A cet effet, il y avait une équipe de dignitaires expérimentés et de fonctionnaires subordonnés, de secrétaires et de directeurs. Aujourd'hui, à la retraite, comme dans les années de sa disgrâce sous Napoléon, il surveille attentivement l'échiquier politique et les mouvements de ses partenaires, sans pour l'instant participer lui-même au jeu. Et il voyait que les Bourbons continuaient à saper leur position, que le seul homme qui avait un chef parmi eux, Louis XVIII, était épuisé dans sa lutte infructueuse contre les réactionnaires extrémistes, qu'à la mort du roi, un vieillard frivole monterait sur le trône, qui non seulement ne s'opposerait pas aux projets de restauration de l'ancien régime, mais lui-même prendrait volontiers l'initiative, car il n'a pas assez d'intelligence pour comprendre le terrible danger de ce jeu désespéré, de ce renversement absurde et impossible de l'histoire, il le sait. il n'en a même pas assez de cet instinct de conservation qui, à lui seul, a empêché son frère aîné de rejoindre complètement les ultra-royalistes.
Talleyrand, au cours de ces années, bien sûr, voulait revenir au pouvoir, grommelait, grondait - et même très publiquement - les ministres, pour lesquels il était en quelque sorte « privé de tribunal » en guise de punition pendant trois mois, c'est-à-dire qu'il lui était interdit de comparaître. aux Tuileries (malgré le rang de Grand Chambellan) ; il se moquait de la stupidité et de la médiocrité du peuple au pouvoir, faisait des plaisanteries et composait des épigrammes. Il a clairement fait savoir, là où c'était nécessaire, qu'il était indispensable. Mais ils ne l’ont pas pris. A en juger par divers signes, il croyait déjà que l'heure de la chute des Bourbons n'était pas très loin. Non seulement il ne les a jamais aimés (il n’aimait personne), mais il ne les respectait pas non plus, comme il respectait Napoléon par exemple, et il voyait que les Bourbons et leurs partisans luttaient pour un objectif qui, en soi, en quelque sorte, n'était pas moins fantastique que « la monarchie universelle » de leur prédécesseur sur le trône de France ; il était clairement conscient que la noblesse, en tant que classe, blessée à mort par la grande révolution bourgeoise, non seulement ne se relèverait plus jamais, mais qu'elle infecterait la dynastie elle-même avec du poison mortuaire. Il voyait que même « du dehors », du dehors, personne ne préviendrait ni ne sauverait les Bourbons. Durant ces années, il parlait avec ironie et regret de « la tête du pauvre empereur Alexandre », bourré d'absurdités contre-révolutionnaires et intimidé par Metternich. En 1814, Alexandre comprit que les Bourbons mourraient s'ils ne se réconciliaient pas avec la nouvelle France, mais dans les années vingt, il cessa d'en parler. Il est curieux que durant ces années de restauration, Talleyrand se souvienne toujours de Napoléon avec un respect réservé et aime parfois faire des comparaisons qui ne profitent guère aux successeurs de l’empereur. Le sentiment de Byron pour Napoléon, exprimé dans les mots : « Alors avons-nous renversé le lion pour nous incliner devant les chacals ? n'a trouvé, bien sûr, aucun écho dans l'âme sèche de Talleyrand, qui n'avait rien de commun avec le romantisme, mais dans la mesure où il pensait à son nom historique, à sa réputation historique (il ne s'en souciait pourtant pas beaucoup ), il était conscient que l'immortalité historique est garantie en premier lieu à ceux qui ont lié leurs activités à celles de ce « distributeur de gloire », comme le disait à propos de Napoléon le partisan russe de 1812 Denis Davydov. Et le prince, composant ses mémoires justement au cours de ces années, a souligné avec une insistance particulière que si Napoléon n'avait pas commencé à mener une politique agressive effrénée, destructrice pour lui-même et pour la France, alors lui, Talleyrand, n'aurait jamais cessé de servir fidèlement l'empereur.
Jusqu'à présent, depuis la mort de Louis XVIII et l'accession au trône de Charles X en 1824, le prince Talleyrand commença à se rapprocher des dirigeants de l'opposition libérale-bourgeoise - Royer-Collard, Thiers et l'historien Mignet. Les choses allaient clairement au désastre, et le nouveau roi se dirigeait tête baissée vers l’abîme. Talleyrand, tout en recevant et en divertissant dans ses magnifiques palais les chefs de l'opposition bourgeoise, dont il trouvait désormais utile de se rapprocher, rendait en même temps visite au roi. Mais il n'était pas du tout timide avec Charles X, précisément parce qu'il attendait sa mort de jour en jour. « Le roi menacé n'a que deux choix : le trône ou l'échafaud », disait un jour Charles X à Talleyrand, qui aimait répéter que seules les concessions ruinaient Louis XVI en son temps. « Vous oubliez, monsieur, la troisième option : la. malle-poste. », répondit Talleyrand au roi, qui, prévoyant que les Bourbons cesseraient bientôt de régner, admettait volontiers que cette fois l'affaire se ferait sans guillotine, et n'aboutirait qu'à l'expulsion de la dynastie.
Dès 1829, Talleyrand commença à se rapprocher de ce prince de la maison royale, dont la bourgeoisie libérale espérait qu'il monterait sur le trône en cas de renversement de Charles X : avec le duc Louis-Philippe d'Orléans, - en raison de l'établissement de la La classe bourgeoise républicaine dans son ensemble, ainsi que sa partie surtout rurale, la paysannerie possédante, avaient définitivement peur et ne voulaient pas. Le 8 août 1829, Charles X nomme premier ministre Jules Polignac, qui ne cache jamais qu'il s'efforce de restaurer la plénitude du pouvoir royal, première étape sur la voie des réformes nécessaires de l'État. En d’autres termes, il fallait s’attendre à une attaque contre la constitution, à un coup d’État visant à ressusciter davantage le système féodal-absolutiste. Talleyrand savait avec certitude que Charles X mourrait dans cette tentative de priver la bourgeoisie et la paysannerie de ce que la révolution leur avait donné. Le fait que la révolution a donné beaucoup moins à la classe ouvrière, que Napoléon et les Bourbons lui ont pris ce qu'elle lui avait donné, et que les ouvriers commencent maintenant, pour la première fois depuis le prairial de 1795, à montrer un désir d'activité et une volonté certainement soutenir tout soulèvement, même s'il ne démarre pas de leur initiative , - Talleyrand ne l'avait pas prévu. Mais même sans cela, les chances de sauver la dynastie en cas de tentative de coup d'État du roi étaient plutôt douteuses. Polignac montrait encore moins de qualités mentales que Charles X, comprenait encore moins que le roi qu'il jouait avec le feu, mais se distinguait par son émotivité et son fanatisme réactionnaire borné, qui exigeait impérativement une action militaire immédiate contre tous ceux qui pensaient différemment avec lui. La bourgeoisie libérale, sentant tout le pouvoir derrière elle, est fermement décidée à résister. Les dirigeants des libéraux se sont réunis dans le bureau de Talleyrand : Thiers, Minier et Armand Carrel. Cela s'est produit en décembre 1829. Il fut décidé de fonder un nouvel organisme résolument d'opposition (le célèbre journal « Le National ») pour une lutte décisive contre Polignac et, si nécessaire, contre la dynastie des Bourbons. Les réunions de ces trois jeunes dirigeants de la bourgeoisie libérale étaient présidées par le propriétaire de la maison, un noble de la cour de l'ancien régime, un ancien évêque qui assista au sacre de Louis XVI et à celui de Napoléon, et à le couronnement de ce même Charles X, un homme qui a servi à la fois l'ancien régime, et la révolution, et Napoléon, et encore les Bourbons, qui ont placé les Bourbons sur le trône en 1814 au nom du principe de légitimité.
Maintenant, il s'apprêtait à contribuer à leur renversement au nom du principe de résistance révolutionnaire au roi légitime... Ainsi, dans son bureau, naquit le plus radical des corps de l'opposition bourgeoise, qui ne devint célèbre que par le lutte contre Polignac et le roi qui se tenait derrière lui dans ces derniers mois du séjour des Bourbons sur le trône de France. Ces jeunes personnages, comme Thiers, regardaient avec beaucoup de respect la figure majestueuse du malade de soixante-seize ans : trop - comme aucun autre vivant à cette époque - il était couvert des souvenirs des plus grands événements historiques. dans lequel il a joué un rôle, avec lequel il a par ailleurs uni pour toujours son nom.
Même avant la révolution, Talleyrand entretenait une relation assez compliquée avec le duc d'Orléans (« Philippe Egalité »), qui fut ensuite exécuté sous le règne de la terreur. Or, en 1829-1830, il entretient beaucoup de relations avec son fils Louis-Philippe et avec Adélaïde, la sœur de Louis-Philippe. Il savait que la bourgeoisie d'opposition prédirait Louis Philippe au trône en cas de renversement de la « lignée aînée » des Bourbons, c'est-à-dire Charles X (les ducs d'Orléans étaient la « lignée cadette » des Bourbons).
Le malade, très âgé, ne voulait pas s'abandonner à la mort ; il pensait encore à l'avenir, à une nouvelle carrière, creusant toujours un trou pour ses ennemis et ouvrant la voie à ses amis ; et ses amis étaient toujours ceux que les forces historiques portaient à un moment donné vers les hauteurs. Sa clairvoyance ne l'a pas trompé cette fois non plus...
Il était à Paris, dans les magnifiques salles de son palais de ville, quand enfin Polignac et le roi décidèrent et promulguèrent les fameuses ordonnances du 25 juillet 1830 qui détruisirent de fait la constitution. La révolution du lendemain, 26, semblait certaine ; elle éclata le 27 juillet et balaya en trois jours le trône de Charles X. Colmash, secrétaire personnel de Talleyrand, était pendant ces jours avec le prince. Chaque minute, de plus en plus de nouvelles arrivaient sur la bataille entre la révolution et les troupes. En écoutant le rugissement des coups de feu et les bruits d'alarme venant de tous les clochers, Talleyrand dit à Kolmach : « Écoutez, ils sonnent l'alarme. Nous gagnons ! » - « Nous ? Qui, prince, gagne ? - "Chut, pas un mot de plus : je te le dirai demain." Cette conversation, caractéristique de Talleyrand, eut lieu le 28 juillet. Le lendemain, la bataille était terminée. La révolution a gagné. La dynastie des Bourbons fut à nouveau – et cette fois pour toujours – renversée du trône de France.